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Critique de Rodin_Marcel


Sjöwall Maj et Wahlöö Per – "Le policier qui rit" – rééd. Rivages/noir, 2008 (ISBN 978-2-7436-1889-6) – original suédois publié en 1968
– Première édition française publiée en 1970 sous le titre « le massacre de l'autobus »
- le roman avait été traduit depuis la traduction anglaise ; pour la présente édition, la traduction depuis l'anglais a été revue à partir de l'original en suédois.
– Deux préfaces, l'une de Jonathan Franzen (cop. 2008), l'autre des époux Sean et Nicci French (cop. 2008).

Du point de vue de l'intrigue policière, ce roman imbrique deux récits, l'un contemporain de la date d'édition vise à élucider un massacre à la mitraillette commis en novembre dans un autobus, tandis que l'autre concerne le meurtre resté non élucidé d'une prostituée, Teresa, remontant à plusieurs décennies en arrière. Evidemment, les deux vont finir par se rejoindre (pp. 213-221) mais l'explication finale ne sera guère convaincante : il faut bien l'avouer, l'originalité de ce roman policier ne réside pas dans ses intrigues.

En effet, les deux auteurs accentuent ici délibérément leur projet, consistant à se servir du genre policier pour produire des romans sensés illustrer les réalités sociologiques et politiques de la Suède telle qu'ils la voyaient, depuis leur angle de vue marxiste-communiste.

Il n'est donc pas surprenant que le récit s'ouvre non pas sur une scène introduisant une énigme à élucider, mais sur une manifestation contre la guerre menée par les Etats-Unis au Viêt-Nam. Indéniablement, la narration illustre ici doublement son époque.
D'abord, parce que ces années-là sont caractérisées, dans les pays occidentaux, par ces incessantes manifestations contre les agissements des Etats-Unis en Indochine. Sans nuance et pour rester synthétique, j'y vois personnellement d'une part la manifestation de la profonde aversion que pouvait susciter dans nos générations la survenue d'une nouvelle guerre alors que nous sortions tout juste des horreurs de la Seconde Guerre Mondiale puis des guerres de décolonisation menées en Indochine et Algérie, d'autre part la malignité des partis communistes qui surent habilement manipuler les opinions publiques pour rejeter toute la responsabilité de ce conflit sur les seuls Etats-Unis, en dédouanant totalement l'empire soviétique qui entretenait de nombreuses guerres locales un peu partout sur la planète tout en se drapant dans une innocence virginale (à laquelle se laissèrent prendre non seulement les populations mais aussi les soi-disant avant-gardes intellectuelles «engagées» à la sartre-de-beauvoir).
Ensuite parce que la manière même de raconter cette manifestation est en soi un témoignage (involontaire) de ce que les intelligentsia dispensaient comme discours simpliste à l'époque : d'un côté les tout gentils manifestants et manifestantes, de l'autre les tout vilains policiers, horde sauvage d'imbéciles avides de brutalités (voir pages 18-20 numérisées).
«Devant l'ambassade américaine sur Strandrägen et dans les rues qui y conduisaient, quatre cent douze policiers affrontaient un nombre double de manifestants. Les premiers étaient équipés de grenades lacrymogènes, de pistolets, de fouets, de matraques, de voitures, de motos, d'émetteurs à ondes courtes, de mégaphones, de chiens policiers, de chevaux hystériques, et les seconds d'une lettre et de pancartes en train de se dissoudre sous la pluie battante.» [pp. 18-19]
Le tout illustré par l'anecdote fort peu crédible d'une gamine de treize ans brandissant un panneau au contenu ne correspondant pas de manière convaincante à cette tranche d'âge, et que personne n'aurait laissée descendre dans la rue à cette époque.
«Une petite jeune fille brandissait un écriteau portant cette mémorable objurgation : FAITES VOTRE DEVOIR ! BAISEZ ET FABRIQUEZ DE NOUVEAUX POLICIERS. Trois agents qui faisaient dans les quatre-vingt-cinq kilos se ruèrent sur elle, mirent sa pancarte en pièces et l'entraînèrent dans le panier à salade. Là, ils lui tordirent les bras et lui pelotèrent les seins. Elle avait eu treize ans le jour même et était encore plate comme une limande.»
Les lectrices et lecteurs ayant réellement vécu de tels évènements (en tout cas en France) ne peuvent que regretter l'affaiblissement de ce témoignage engendré par une narration aussi caricaturale, qui – en tant que telle justement – est toutefois caractéristique de la façon de s'exprimer à cette époque de la «guerre froide», du «rideau de fer» et du mur de Berlin. On ne faisait pas dans la dentelle !
L'ensemble du roman est ainsi persillé de remarques acerbes sur les forces de police caractérisées par leur idiotie (par exemple p. 38, de la part de Martin Beck lui-même). L'inspecteur Melander pense avoir trouvé la clé du mystère (pp. 166-167) :
« le noeud du problème réside dans le paradoxe que le métier de policier réclame de ceux qui le pratiquent les plus hautes capacités intellectuelles, des qualités physiques et morales exceptionnelles, mais qu'il n'a rien pour attirer les gens qui possèdent ces vertus. »

Autre caractéristique aisément repérable dans ce roman, l'avènement de ce qui deviendra un stéréotype hélas incontournable aujourd'hui, à savoir la peinture abondamment tartinée de la vie privée lamentable et des déboires conjugaux de l'enquêteur principal : le début du chapitre 5 (pp. 36-40) en fournit un exemple archétypal, et le chapitre 28 (sensé justifier le titre du roman) est carrément navrant.

Le début du chapitre 17 évoque un autre trait qui n'a cessé de s'aggraver depuis : l'intervention voyeuriste d'une certaine presse «avide de sensationnel» selon la formule consacrée. Aujourd'hui, Internet permet de surcroît à n'importe quel crétin de « dévoiler » tout et n'importe quoi pour bénéficier de son « quart d'heure de gloire », quitte à mettre en péril la vie d'autrui…

De même, le début du chapitre 19 (p. 165) traite d'un sujet qui était à l'époque une nouveauté et est devenu un trait de civilisation tellement commun que plus personne ou presque ne s'en émeut aujourd'hui, à savoir l'avènement de ce que l'on appelait alors «la société de consommation» (voir citation).

L'ambition sociologique des deux auteurs est bien illustrée à deux reprises – et avec un certain talent – par le procédé consistant à récapituler d'une part la vie des victimes du massacre dans le bus (pp. 176-183), d'autre part la liste des vingt-neuf personnes étant plus ou moins mêlées à l'ancienne affaire Teresa : à chaque fois, le lecteur voit littéralement défiler devant ses yeux un échantillon hétéroclite de la population suédoise.

Ce roman représente un tournant dans la série des enquêtes de Martin Beck, en ce sens que les auteurs donnent encore une certaine priorité à l'élaboration d'un récit à énigmes relativement complexe et bien agencé. On constate toutefois qu'ils insèrent de plus en plus de digressions socio-politiques plutôt caricaturales.

La préface de Franzen est relativement originale, elle éclaire ce roman policier sous un angle littéraire qui lui confère un intérêt pouvant encore persister aujourd'hui alors que celle des époux French s'avère platement politique.
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