Citations sur 33 révolutions (38)
(Dans « les héritiers de Che » livre cosigné avec Jorge Masetti aux Presses de la Cité)
Le « moi », c'était bourgeois et décadent ; le « nous »révolutionnaire et moderne. Moi, je prenais tout ça à contre-pied, ainsi que le "nous tous" englobant mes amis et moi. Ce n'était que l'expression de cette manifestation naturelle d’auto affirmation que vit n’importe quel jeune alternatif où qu'il soit. Mais? alors que dans les sociétés du monde capitaliste, les jeunes alternatifs se révoltaient contre l'obsession de la grosse voiture et de la maison avec piscine, nous, à Cuba, nous nous révoltions contre une image du succès qui consistait à avoir la carte de l'Union des jeunesses communistes et à monter dans la hiérarchie politico-militaire (ce qui incluait maison et voiture). Là-bas, on se révoltait contre le capital, parce que le capital était tout; ici c'était contre l'État, parce que l'État était tout.
(Le chef)
Sa voix rappelle la flûte quand il reçoit des ordres et le trombone quand il en donne.
Le pays entier est un disque rayé, tout se répète : chaque jour est la répétition du précédent, chaque semaine, chaque mois, chaque année; et, de répétition en répétition, le son se dégrade jusqu'à n'être plus qu'une vague évocation méconnaissable de l’enregistrement original.
L'aiguille se coince dans le sillon et l'avenue tropicale est pleine d'Ourals, de Volgas, de Moskvitchs et de Polskis. A l'intérieur, l'air conditionné et la boutique pour diplomates remplie de jolies choses. Dehors, l'asphalte bouillant, la brise inexistante et la soif; à l'intérieur la bière fraîche, les gadgets et la nourriture; dehors, la faim et le silence. Deux mondes en un, deux dimensions, deux univers : deux patries et deux morts.
Il avait beaucoup lu – sans s’en rendre compte, sans ordre ni but – et il avait poursuivi ses études car il avait découvert un univers privé bien plus étendu que celui qui l’entourait. Plus tard, cet univers allait souligner encore plus l’étroitesse du quotidien et le faire rêver jusque dans des proportions inconnues. C’était alors que les disques rayés avaient commencé.
Il s’assied au comptoir, commande un rhum, allume une cigarette et laisse errer ses pensées : l’univers est un disque rayé, qui échappe totalement à la relativité ou à la physique quantique, plein de sillons où se déroule cette vie de poussière cosmique, de graisse industrielle et de goudron quotidien. Il boit une longue gorgée, se racle la gorge et penche la tête, écœuré et reconnaissant : Le rhum est l’espoir du peuple, se dit-il.
La lune se lève quand il sort du bar. Sa lumière s’infiltre avec parcimonie entre les immeubles. Il marche en évitant les ruelles et les coins sombres. Sur l’avenue, le concert bat son plein ; il se fond dans la foule (le peuple, la marée) au rythme des tambours et des trompettes chinoises. Il danse dans la solitude d’un vacarme qui l’isole en l’entourant et il se demande en quoi consistent l’appartenance et l’unité : la communion des êtres étrangers n’est-telle qu’une simple exception à la règle commune ? De toute façon, se dit-il, c’est le disque rayé des rencontres et des séparations fortuites, anonymes et désintéressées (sans préméditation ni bénéfice : pure gratuité nocturne) sur cette avenue où convergent la sensualité, l’égalité et l’élan solidaire. La seule chose qui fonctionne ici, se dit-il, c’est la fête, l’orgie, le phallocentrisme et l’épopée de la chatte (matérialisme érotique). Le reste : du discours pour obnubiler les masses. Le sexe est le commencement et la fin : la baise historique, se dit-il.
Il fume, allongé dans l'obscurité, à côté du dos nu de la femme - des fesses puissantes qui gonflent les draps et les rêves -, et il se dit que les métaphores sont inutiles à cet instant où la fumée se dissipe en montant vers le plafond, se mélangeant au parfum de la sueur, du sexe et des tropiques.
Elle dort et il en profite pour renifler son corps (l'odeur des aisselles velues lui brûle les fosses nasales et attaque violemment ses neurones. En douceur, il la fait se retourner - les seins pointent vers le plafond -, il enfouit le nez dans son pubis, s'emplit les poumons de l'acidité sans pareille de ce sexe exubérant et blond, plein de réalisme socialiste. Elle sourit dans son sommeil, - elle murmure quelque chose en russe (de retour à la steppe) - et il s'allonge pour en fumer une autre et se laisser entraîner par le disque rayé du plaisir et de la fatigue.
Soir après soir il rentre dans son appartement solitaire qui retourne à la solitude chaque matin après son départ. Les voisins ? Un tas de disques rayés sans intérêt. Le comité ? Il suffit de faire profil bas, de lancer quelques “viva !” et on n’a pas d’ennui.
En fait, personne n’en a rien à fiche de personne.
Il se dirige vers San Lazaro, s'enfonce dans une rue pour échouer dans un bar sombre qui sent l'urine masculine : long comptoir, tables sales, rhum bon marché : rien d'autre. Personne ne sourit ni ne dit bonjour.
Chacun pour soi.
Quatre types jouent aux dominos dans un coin, comme chaque jour de l'année et comme chaque année depuis la nuit des temps. Le défilé des rectangles blancs, des points noirs, des doubles neufs, des cris et des jurons ne varient pas. Posé à côté de chacun des joueurs, le sempiternel verre de rhum ; au centre, un cendrier rempli de mégots. Voilà, se dit-il, le disque rayé de la culture nationale.