Citations sur Labyrinthe (51)
Le velours soyeux du canapé est très beau. Son rouge aussi est très beau. Belles également la Marie de marbre et la forêt du tableau. Mais la beauté a-t-elle un sens ? En saurait-il quelque chose s’il n’était pas amnésique ? Les hommes le connaissentils, eux qui se pressent dans les rues en baissant les yeux du ciel vers la terre ?
Aujourd’hui c’est demain, un infini lendemain. Mon passé ne reviendra pas.
J’ignore ce que j’attends, un coup de téléphone ou de sonnette à ma porte, ou le facteur, une lettre qui m’expliquerait tout.
Des êtres dépourvus de l’instinct opiniâtre des fourmis, mais tendres et bons. Ils marchent d’un pas vif en détournant le regard. À cause du bruit dans leur crâne, ils n’entendent ni les sifflets des bateaux, ni le roulement des avalanches qui descendent des églises et des mosquées aux larges coupoles.
La vie retrouve son cours normal. Si les bruits dans la rue ont tous une signification pour moi, alors pourquoi ne puis-je en attribuer aucune à cet appartement où il semble que je vis depuis des années ? Et, entre ces murs irrémédiablement muets, je me demande qui des deux a rayé l’autre de sa mémoire : ai-je oublié mon appartement, ou estce lui qui m’a effacé ? Lequel de nous deux, depuis hier soir, refuse de trahir son secret ? Qui fait la sourde oreille, replié sur soi-même et égaré dans le vide comme un mendiant aveugle ?
Il faut d’abord s’habituer aux choses, plus qu’aux hommes, il faut se faire une place parmi elles. Pas besoin de foule. C’est assez d’un étranger chez soi. Pour le reste, poser des questions, tendre l’oreille, faire le tour des pièces, attendre des réponses. Combien de temps, je l’ignore. Et s’il n’y a jamais de réponse ? Les saisons changent. Le printemps est bref, l’été passe lentement. À peine commencé, l’automne s’achève déjà. Saison qui prépare à l’hiver, si l’on n’en meurt pas.
Le futur est aussi loin de nous que le passé. Je ne connais pas le chemin des étoiles. Je sens qu’une avalanche s’approche, partie d’au-delà des tours et des gratte-ciel, et déboule maintenant à pleine vitesse, arrachant à elle tous les bruits du trafic. Mon cœur me dit que rien ne presse. Je tire entièrement le rideau, pour empêcher la moindre lumière de filtrer.
Je quête sur mon visage, dans le miroir, un signe apaisant, une expression engageante. Je remue les lèvres, tente d’articuler quelque chose. Le visage du miroir lui aussi cherche ses mots, essaie de prononcer un mot qu’il ignore. Je veux m’aider, l’aider lui. Je m’approche. Brûlant d’entendre un mot qui s’échapperait d’entre ses lèvres pour venir ranimer mon passé.
Je connais les noms des philosophes de l’Antiquité, des couleurs des équipes de football, celui du premier astronaute qui a marché sur la Lune. Seulement j’ai disparu de mes dossiers, pas la moindre trace de moi-même, rien, jusqu’à mon nom, oublié, effacé. C’est vous qui me l’avez dit, aussi je l’ai accepté.
L’homme est ainsi fait, voyez-vous, avant sa naissance il appartient déjà à cette vie, sa place est là dans le grand organisme du monde. Vous, moi, nous sommes tous dans la même situation. Quelle qu’ait pu être votre histoire, peut-être avez-vous seulement essayé de vous libérer d’une réalité douloureuse. Vous avez eu le cran de le faire, et même presque réussi.
La douleur au crâne a dû me réveiller. Mes oreilles bourdonnent. Les médicaments m’ont aidé à trouver le sommeil, mais contre le mal de tête ils sont impuissants. Ma main retombe sur l’oreiller. Il faut dormir encore. Mes yeux se referment.