Enfermés dans une prison dans les sous-sol d'Istanbul, quatre hommes tentent d'oublier la douleur de leurs tortures en s'évadant par l'imaginaire des histoires. Un roman âpre, dur, tant chaque histoire racontée, drôle en apparence, nous rappelle la noirceur de la geôle dans laquelle se trouve nos quatre narrateurs. Une terrible descente dans la souffrance des prisonniers.
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On avait beau y être préparé, l’esprit se bloquait lorsqu’on faisait l’expérience de la souffrance. Le temps était suspendu, la perception du futur s’évanouissait. La réalité devenait le néant, l’univers entier ne tournait plus qu’autour de son propre corps. Cet instant perdurait, impossible de passer à un autre. Cela ressemblait à l’enfermement de Kamo le Barbier dans son passé. Je le comprenais. Mais je réfléchissais, me posais des questions absurdes, me demandais pourquoi maintenant, pourquoi dans une période de milliards d’années, nous étions à l’instant précis où je souffrais. On pouvait comparer cet instant à celui où l’enfant s’approche avec appréhension de chaque objet car il s’est brûlé la main en touchant un verre brûlant. Je ne connaissais d’autre définition que celle de la douleur, je ne pouvais penser à rien d’autre qu’au temps.
Dostoïevski avait exploré le même état d’âme chez ces gens-là, il avait tout d’abord brossé le personnage de Marmeladov dans son roman Crime et Châtiment , ensuite dans la première partie des Carnets du sous-sol , puis finalement il avait développé toute son histoire dans Les Frères Karamazov . Les différences entre eux étaient infimes mais, pourtant, très grandes dans la mesure où elles les menaient à des endroits très différents sur le chemin de la vie. Marmeladov était un déclassé, il se savait minable et en parlait pour se blâmer lui-même. C’était un pauvre diable voué à son destin. Sonia aimait beaucoup son misérable père. Ah, Sonia, belle et pauvre fille de joie ! Qui n’aurait pas commis de crimes atroces au nom de son bonheur si au final il était sûr de mériter son amour !
Les riches, les prédicateurs, les mauvais poètes et les mères indignes qui brûlaient en face de moi m’observaient au milieu des flammes. La blessure que j’avais dans le cœur se consumait mais ne se réduisait pas en cendres, ma mémoire ne se délitait pas et ne se volatilisait pas. En dépit du feu qui dissolvait le fer, je me souvenais encore de mon passé de maudit. “Repens-toi”, disaient-ils. Est-ce que c’était suffisant, est-ce que cela sauvait votre âme, de se repentir ? Tous les habitants de l’enfer ! Les fils de pute ! Moi j’étais un barbier quelconque, qui, autrefois, ramenait du pain au foyer, qui aime lire des livres, mais un barbier sans enfant.
La vieille religieuse affirme qu’elles doivent se séparer avant que l’homme ne leur mette la main dessus, qu’au moins l’une d’elles sera sauvée. Elles s’enfoncent dans des rues distinctes sans savoir ce qui les attend. Tout en courant vers la droite la jeune religieuse se dit que désormais elle ne doit plus regarder en arrière. Elle se souvient de l’histoire racontée dans le Livre sacré et, pour ne pas subir le sort de ceux qui se retournent de loin et regardent la ville une dernière fois, son regard plonge dans des rues étroites et, changeant continuellement de direction, elle court dans l’obscurité.
L’homme a construit des tours, des statues, des places, seul, et à partir de la terre il a édifié des murs infinis. La mer et la terre existaient avant lui, mais la ville, c’est un univers que l’homme a créé. Tu comprends que la ville est née de l’homme, qu’elle lui reste liée comme le sont les fleurs défraîchies à l’eau. La beauté de la ville, comme celle de la nature, réside dans son existence. Les pierres difformes se métamorphosent en portes de temple, les bris de marbre en fières statues. En ville, les agneaux deviennent des chiens et c’est pourquoi tu crois qu’il ne faut pas t’étonner.