Maudit soit l'espoir

J’ai senti que l’odeur de cigarette se faisait plus dense et qu’elle imprégnait les lieux. J’ai agité une ou deux fois la main en l’air pour dissiper la fumée. Je voulais croire en ce que je faisais, ce qui s’apparente au désir de s’éterniser dans un beau rêve. L’homme allait à la rencontre de son enfance.

Je fumais mais je ne savais pas rouler de cigarettes. J’ai observé comment Küheylan Dayı roulait la sienne, j’ai reproduit ses gestes. Il a mis de nouveau sa main dans sa poche, a fait comme s’il sortait des allumettes et a allumé les cigarettes que nous n’avions pas. Quant à Kamo le Barbier, il n’avait aucune idée de ce que nous faisions. Il dormait depuis des heures adossé au mur, les genoux repliés, sa tête penchée en avant.

Ses regards avaient parlé pour elle, elle avait approuvé de la tête. C’était la traversée sincère d’une obscurité vers une autre, de deux personnes qui se rencontrent pour la première fois. Le temps s’écoulant différemment sur les rivages de la souffrance, elles s’étaient fait confiance.

— Ils servent des plats variés ? 
— Oui, le pain et le fromage changent tous les jours. Parfois le pain est rassis, parfois très rassis. Certains jours le fromage est moisi, certains jours il sent. Le cuisinier nous mitonne chaque fois quelque chose de différent. »

Lorsque j’étais enfant, je me demandais s’il avait réellement vu la ville qui s’étend sous terre d’une extrémité à l’autre des eaux, les gens vivant dans des cimetières qui ne s’éveillent qu’au milieu de la nuit ou si c’étaient des histoires, des extraits des contes des Mille et Une Nuits. Comme tu l’as dit Docteur, vivre, quel étrange voyage c’est.

Ce sont les jeunes qui ont fait une blague à la vieille dame et lui ont collé aux basques toute la journée. Elle s’est fait avoir et a abandonné l’animal, croyant que l’agneau qu’elle tenait à la main était un chien. Les trois lascars qui ont embarqué l’agneau ont atterri à cet endroit et ont aussitôt mis le couvert de l’amitié. »

Venu de la mer, le châle retourne à la mer et tu te demandes quel endroit de la ville l’homme regagnera. Tu te diriges à pas lents vers la rue d’où provenaient les aboiements du chien, comme si l’indice que tu cherchais s’y trouvait.

L’homme a construit des tours, des statues, des places, seul, et à partir de la terre il a édifié des murs infinis. La mer et la terre existaient avant lui, mais la ville, c’est un univers que l’homme a créé. Tu comprends que la ville est née de l’homme, qu’elle lui reste liée comme le sont les fleurs défraîchies à l’eau. La beauté de la ville, comme celle de la nature, réside dans son existence. Les pierres difformes se métamorphosent en portes de temple, les bris de marbre en fières statues. En ville, les agneaux deviennent des chiens et c’est pourquoi tu crois qu’il ne faut pas t’étonner.

Dans le sous-sol d’Istanbul, nous vivions, nous respirions avec les autres cellules et nous aussi nous portions l’odeur des disparus. Dans nos consciences subsistaient les reliquats des villes anciennes et des gens d’autrefois. Notre fardeau était lourd. C’est la raison pour laquelle la douleur fouettait violemment nos chairs.

Le Docteur croyait que ce n’était pas en pensant à la souffrance qu’on conservait notre résistance mais en en faisant abstraction. Alors que le temps infini se concentrait dans mon corps, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir : parmi ces milliards d’années qui s’écoulent, pourquoi étions-nous à présent pile au moment où je souffrais ?