AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


oblo
06 février 2017
Tout à la fois documentaire historique, sociologique, psychologique, satire mordante et dénonciation acerbe et critique non seulement du système concentrationnaire soviétique, mais également de toute une histoire politique et communiste de cet État en révolution constante qu'était l'U.R.S.S., L'archipel du goulag est aussi un récit autobiographique et biographique.

Arrêté sur le front en 1945 pour avoir échangé avec un camarade des vues peu orthodoxes sur Staline, Soljenitsyne connut la prison, les camps et la relégation. Sa chance fut peut-être de passer par ces camps pour techniciens où le travail était moins difficile. Sans cesse l'auteur insiste : les travaux les plus durs, personne ne pourra en témoigner car ceux qui les ont exécutés en sont morts. de la même façon qu'il l'avait fait avec une banale journée dans Une journée d'Ivan Denissovitch (le roman, publié dans une revue moscovite, connut un succès phénoménal, ce qui était étonnant étant donné que l'univers concentrationnaire décrit dans le camp existait encore), Soljenitsyne décompose le parcours d'un zek, depuis son arrestation, véritable rupture dans sa vie civile, jusqu'à la relégation, ultime cruauté du système qui interdit à ses anciens pensionnaires de retrouver leur région d'origine, en passant évidemment par la vie dans le camp.

Soljénitsyne révise aussi l'histoire judiciaire de l'URSS en démontrant l'absurdité de tous ces procès, de toutes ces condamnations. C'est que l'article 58 de l'appareil pénal soviétique permettait justement de nombreuses interprétations et justifiait l'envoi à la mort - sinon à la mort, au goulag, ce qui revient peu ou prou au même - de millions de supposés traîtres à la patrie. Comparé à l'histoire russe, à celle des tsars, le 20ème siècle de Lénine, de Trotski, de Boukharine et bien-sûr de Staline, sans oublier Béria et Dzerjinski, paraît horrible, sentant la mort, transpirant de désespoir et de déshumanisation. Voilà ce qu'a permis le stalinisme : la mort de masse. Pour cela, les autorités ont recours au mensonge, à la délation, à la torture aussi (plus silencieuse et plus efficace que celles de l'Inquisition médiévale : privation de sommeil, interrogatoires nocturnes, promiscuité ...).

En replaçant l'histoire des camps dans le temps long, dans une perspective qui réunit côte à côte les punitions en vigueur sous les tsars et celles du temps soviétique, Alexandre Soljenitsyne accuse non seulement un système mais une idéologie. Egalité, bonheur : voilà les mots que l'on servait comme une soupe populaire. La réalité s'écrivit avec les mots suspicion, dénonciation, calomnie, injustice. Lorsque l'on condamne, au début des années 1940, des personnes avec des peines de « rééducation par le travail » pour 25 ans, n'est-ce pas l'aveu d'un échec idéologique ? Lorsque, comme par hasard, des dizaines de milliers de traîtres sont supposément démasqués alors que, dans toute L Histoire russe, ce nombre a toujours été très restreint, est-ce bien crédible ? Comment une idéologie vouée au bonheur de son peuple pourrait-elle avoir autant d'ennemis ? Les camps, paraît-il, rééduquent.

Les camps tuent aussi. Par le travail éreintant (il suffit de songer au creusement du canal entre la mer Baltique et la mer Blanche pour lequel Staline donna un délai de 20 mois) mais aussi par la faim (les rations alimentaires sont réduites au minimum), ils sont nombreux, ces zeks, à trépasser. Si le travail et la faim ne suffisent pas, le froid ou la poussière des mines peuvent accélérer le processus. Mais, avant la mort, il y a la vie, la survie donc, pour tous ces « politiques » qui n'en ont que le nom, et qui doivent faire attention aux miradors d'où, parfois, surgit la mitraille, mais aussi aux truands, véritables relais du pouvoir dans le camp. Les jeunes, aussi, sont de vrais dangers : pleins de force vitale, ils mènent leur vie avec fougue, jouant, usant les autres détenus, les humiliant aussi, les volant souvent. Il y a encore les femmes, séparées en théorie des hommes mais qui reçoivent leurs visites, subissant leurs assauts sexuels sous les yeux avides des adolescents.

La vie dans le camp, cependant, continue. La survie passe par la pensée, notamment. Soljenitsyne affirme qu'il composa en pensée des vers qu'il retenait, jour après jour, comme le plus précieux des trésors. Au quotidien, la survie passe aussi par une forme de résistance qu'est l'absence de travail. Conserver son corps, c'est mesurer son effort et, partant, éviter de travailler au maximum. Mais pour ceux des Camps Spéciaux, cette option n'était pas pensable et aux douze heures de labeur fallait-il encore ajouter qui une heure, qui deux heures de marche pour rejoindre le lieu de travail (la mine, la forêt, le champ).

Incroyable documentaire, le livre est aussi un objet littéraire à part entière. Soljenitsyne y fait preuve d'une ironie mordante à l'encontre du pouvoir soviétique. Staline a droit aux pires surnoms (notamment l'Assassin). Cette férocité dans la verve est peut-être la preuve de cette liberté conservée, à tout prix, par Soljenitsyne dans les camps. Oui, le texte est une prouesse littéraire : le verbe est fluide, l'anecdote rend la lecture simple cependant que les événements décrits sont terribles. La langue du camp est restituée par Soljenitsyne avec précision puisqu'elle est ce qui a permis la réclusion (notamment dans l'interprétation des lois). Elle est aussi ce qui fait de cet archipel du goulag un territoire, c'est-à-dire une portion d'espace délimitée par les hommes en fonction de leur empreinte sur celui-ci. Tout zek (le mot lui-même est une contraction du mot russe pour « détenu ») sait ce qu'est le Bour, l'oper (ou le pote) ou un mouchard.
Jamais, cependant, l'auteur ne se met en avant : toujours il privilégie ses compagnons d'infortune (grâce auxquels le livre existe puisque l'auteur cumula plus de 200 témoignages), toujours il regrette le nombre d'oeuvres probablement perdues à tout jamais, pourtant pensées dans des esprits brillants mais jamais mises à l'écrit, ou bien ayant été enterrées pour ne pas être découvertes. Il faut dire que le manuscrit de L'archipel du goulag passa les frontières de l'U.R.S.S. à la barbe des autorités, et que sa constitution ne fut pas sans provoquer de sérieux dégâts. Sa parution éclata à la face d'un Occident qui avait cru, comme l'écrit Soljenitsyne, que ce genre de réalités ne pourrait plus exister après la découverte de l'Holocauste en 1945.

Est-ce parce que les témoins furent plus que rares ? Qui s'émut, de l'autre côté du mur, du sort des prisonniers politiques, victimes de parodies de jugement, ou bien de celui des paysans (connus sous le terme impropre de koulaks : là aussi la langue est importante et son usage est dramatique : car le mot koulak désigne à l'origine certaines populations rurales volontiers voleuses et tricheuses. Ces paysans que l'on spolia, que l'on déporta, que l'on tua par les balles ou par la faim, méritaient-ils cette odieuse étiquette qui, aujourd'hui encore, les désigne ?) chassés de leurs terres et de leurs maisons ? Qui s'enquit de la tragédie que vécurent les Tchétchènes, les Allemands de la Volga, les Lituaniens, les Ingouches ? Les procès de Moscou de 1936-37 firent grand bruit et pour cause : les anciens dirigeants du PCUS avaient, pour témoigner en leur faveur (pas à la barre, bien-sûr, mais par écrit et à destination de l'Europe et du monde), des amis qui savaient écrire. Les autres n'avaient personne. C'est pour eux que Soljenitsyne écrit. Pour cette femme dont on jeta le nourrisson décédé du wagon dans lequel elle roulait vers un camp. Pour ces hommes qui creusèrent, des jours durant, un tunnel sous leur cellule et qui échouèrent au dernier moment dans leur tentative de libération. Pour ce vieil homme réclamant un quignon de pain et qui mourut quelques instants après.

Dans cette industrie de la mort, le camp, dit Soljenitsyne, avale des ennemis pour recracher des morts et des produits. Ainsi furent traités les habitants de l'Archipel, immense et planant comme une ombre noire au-dessus de l'U.R.S.S., maintenus dans le secret par le cerveau malade de Staline et par ses bras armés : les Organes, le MVD, le NKVD. Un archipel : quelle image plus fidèle Soljenitsyne pouvait-il trouver pour décrire ces mondes isolés et éloignés les uns des autres par la steppe, la taïga, les kilomètres, et pourtant rassemblés par une vie commune, un état d'esprit, des habitudes de vie, la confrontation quotidienne à la mort, des wagons à bestiaux, des prisons aux lumières crues ?
Commenter  J’apprécie          110



Ont apprécié cette critique (9)voir plus




{* *}