Citations sur Cheveux aux vents, tome 1 : Les échappées (10)
Le ventre de la danseuse se balance d’avant en arrière avec lenteur, tantôt bombé, tantôt creusé. On dirait qu’elle avance et recule à la fois. Elle est un chameau. Un chameau dansant les dunes, la lune et les étoiles. Un chameau sans maître ni troupeau dont seul le bracelet de fil rouge, semblable au moignon d’un chaîne arrachée, atteste la captivité ancienne.
Cet air était à l’image de Tilda : dilué. Silencieuse, le cheveu filasse et les vêtements délavés, la joueuse de luth avait la consistance d’une goutte d’eau. En fait, c’était surtout ses mains qu’on remarquait. Des mains de vieillarde, plus ridées encore que celles de Thaïs, qui contrastaient avec la peau parfaitement lisse de son visage- elle n’avait pas trente ans.
La danseuse portait encore en elle le parfum de la route. Une odeur chaude, mélange d’asphalte, de sable et de terre, émanait de chacun de ses pores, imprégnait ses cheveux tranchés au niveau des mâchoires, courait sous la plante de ses pieds nerveux.
La nuit était tombée tel un paravent d’ébène, colmatant les trous dans les murs et réparant les planches branlantes. Des odeurs de ragoût, des lambeaux de conversation s’échappaient des baraques voisines. De loin en loin, chez les chanceux équipés d’une parabole, on entendant les bruits de matchs de foot et de série télé. La cour parut soudain immense à Alma. La maison, éclairée par des bougies vacillantes, prenait des allures de sanctuaire.
Les vers avaient coulé en elle comme une ondée rafraîchissante. Elle avait vibré à chaque mot, à chaque image. Elle s’était vu tendre la joue pour recueillir le frisson d’eau, présenter ses cheveux aux brises d’automne, ruisseler sous la pluie d’orage. La beauté disposait d’un puissant pouvoir. Elle pouvait tirer un être du marasme, le faire tutoyer les étoiles.
Chaque soir elle a recommencé, la même chanson. Petit à petit, cette voix est devenue tout pour moi. Elle m’absorbait totalement. Elle était un cri d’espoir et elle criait pour moi. Elle seule parvenait à pénétrer jusqu’à mon cœur, à bercer ma peine d’enterrée vivante.
Alma détestait le Nouvel An. Elle détestait les invités de son père et celui qu'il avait convié ce soir-là, le notaire Sodeg, ne faisait pas exception à la règle. Mais plus que tout, elle détestait cette sensation que rien ne changeait. Que rien, peut-être, ne changerait jamais.
La jeune fille se courba pour présenter à Sodeg la soucoupe de feuilletés à la viande. Elle savait que son père l'observait, qu'il la battrait à la moindre maladresse.
Un camion sortit de la forêt et remonta tranquillement la route. Tendu de bâches noirâtres, campé sur d’énormes roues, il paraissait broyer le bitume. Il dépassa la maison du notaire et avança en direction de Belrem, fendant les champs d’oliviers à une allure mesurée. Le bruit de son moteur, d’abord imperceptible, se rapprochait petit à petit en un vague bourdonnement. Le vent forcit. Quelque part dans la campagne, un chien hurla. Un pétale strié de rouge se détacha de la fleur de cactus, puis un autre, et encore un autre, de sorte qu’une traînée de sang sembla maculer le sol de la terrasse. Un deuxième camion, identique au premier, émergea à son tour des arbres. Les enfants osaient à peine respirer. Au moment où le second camion s’arrêtait devant la maison du notaire, une ombre gigantesque jaillit de derrière les petites et les recouvrit toutes entières.
La vieille parlait de plus en plus bas et il sembla à Maïdann que si les voix avaient une couleur, celle de Tamina aurait eu celle de la brume.
Elle s’avança sur la terrasse. Le froid était toujours vif, mais il n’était pas retombé de neige depuis la veille. Elle s’accroupit sur le sol ébréché et examina la coupelle de sel qu’elle y avait placée au petit matin. Aucune trace d’humidité. Les cristaux s’étaient déportés vers le côté gauche de la coupelle, sur lequel ils formaient un petit monticule. Elle fit rouler quelques grains entre ses doigts. Vent et feu. Voilà de quoi serait faite la nouvelle année. Elle cracha. C’était au cours d’une année similaire, une année de vent et de feu, qu’Haney était mort. Haney. Son unique enfant mâle.
La mère se redressa brusquement. D’un geste ample, elle secoua la coupelle. Les grains de sel s’envolèrent dans la nuit, tournoyant comme des cendres folles.