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Critique de berni_29


Ton absence n'est que ténèbres est un roman qui s'ouvre sur une église, un cimetière, une femme penchée sur une tombe, celle de sa mère. Un homme est là qui a perdu la mémoire. Elle lui sourit, lui offre ce regard familier et il se dit alors qu'ils se connaissent. N'y a-t-il pas un meilleur endroit pour tenter de retrouver une mémoire perdue ? Elle s'appelle Rúna et lui propose de retrouver sa soeur Sóley qui tient l'hôtel tout proche. Cette dernière en le voyant ouvre ses bras, le prend tout contre elle d'un élan épris d'affection. Il n'y a peut-être pas meilleure rencontre pour tenter de retrouver la mémoire perdue. Alors, l'homme décide de poser son bagage dans cette ancienne école devenue un hôtel, auprès de l'un des plus beaux fjords d'Islande et de faire semblant, comme s'il n'était pas amnésique... Nous sommes à l'été 2020.
" Souviens-toi de moi, et les démons s'éloigneront. Oublie-moi, et ils viendront me lacérer le ventre."
C'est alors un immense puzzle romanesque qui commence à s'accomplir, pièce par pièce, durant les cent-vingt ans qui nous mènent jusqu'à l'ultime page de ce très beau roman, d'une lecture exigeante, mais cependant illuminée d'une écriture très poétique, très envoûtante, parfois onirique de Jón Kalman Stefánsson.
Jamais digressions n'ont été aussi belles dans une de mes lectures.
Je vais essayer de remettre un peu d'ordre dans mes idées pour vous donner mon ressenti devant ce livre qui pose tant de questions, dessine tant de chemins dans les paysages de l'Islande et d'autres paysages qui sont dans l'intérieur des âmes de ses habitants, la plupart sont aujourd'hui des défunts. Dans les nôtres peut-être aussi, tant qu'à faire.
Tant de questions en effet ! Tiens, comme celle-ci par exemple : est-il parfois trop tard pour espérer être heureux ? Ou bien, celle-ci encore : pourquoi faut-il que la vie soit aussi compliquée ?
Si l'on pouvait savoir par avance où conduisent toutes ces routes, oserait-on les emprunter ?
Il y a même au bord de ce fjord un philosophe qui vient ici pour éviter de répondre aux questions que lui pose le monde. Et peut-être celles que je pose ici ce soir...
Se pencher au-dessus de ce livre, c'est découvrir des personnages issus d'un peuple de paysans et de pêcheurs, humbles, aimant cette terre d'Islande, volcanique, battue par les tempêtes et les rêves de ces habitants. Chaque pièce du puzzle est un personnage. Il m'a fallu apprendre à les connaître, dire leurs prénoms imprononçables, entendre leurs voix, celles des vivants et des morts. Entre les vivants et les morts, il n'y a parfois qu'un passage étroit. Jón Kalman Stefánsson sait trouver les mots pour nous aider à nous frayer un chemin à cet endroit et c'est simplement beau, empli de grâce.
Ce livre est fait pour nous perdre.
Venir à la rencontre de ces personnages, c'est comme guetter le vol des oiseaux migrateurs au printemps.
Ici le rire des femmes rend le monde plus lumineux. Je dis ça pour ce roman car cela m'a marqué, mais cela pourrait être valable pour tant d'autres livres et tant d'autres endroits sur terre...
C'est un territoire d'une beauté infinie, avec l'empreinte d'abyssales blessures tracées dans la glèbe, comme si les habitants d'ici finissaient par ressembler au paysage. Ou bien c'est peut-être l'inverse. Des paysages où règnent vie, beauté et malheur.
Se pencher au-dessus de ce livre, c'est aussi ouvrir la boîte de Pandore.
Ce sont des histoires traversées de lumières et de douleurs.
Des histoires d'amour, en pourrait-il être autrement ? Aimer, comme pour la première fois...
« Ne serait-ce pas là une définition de l'amour : quelqu'un, de bonheur ou de désespoir, ne peut détacher son regard d'une autre personne. »
Des histoires d'amour et de mort, de trahisons, de séparations, de renoncements, de dechirures. de renouveau.
Des blessures, des regrets traversent ici le corps des femmes criblé de désirs et de sanglots. Des femmes mariées perçoivent dans le coeur comme un effondrement.
Ici j'ai frôlé la courbe des reins de quelques femmes qui dans leurs salles de bain se miraient nues devant un miroir, se demandant si leurs corps marqués par le labeur et les travaux des champs étaient encore capables de désir.
« Elle se tient à la lisière de la lumière et des ténèbres. »
Les hommes d'ici ont parfois une mélancolie en eux. Ils sont taiseux mais pleurent aussi parfois, leurs yeux brûlés par les larmes.
Ici se frayer un chemin vers la lumière, c'est forcément emprunter un chemin parfois sombre.
Dans ce paysage chahuté comme un navire en pleine mer, à la force d'un amour répond toujours la douleur d'un désespoir.
Tout ceci pourrait vous paraître étrange et décousu, mais je vous jure qu'à la fin du voyage, je savais prononcer les prénoms d'Haraldur et d'Aldís, Svana, Hafrún et Skúli, Eirikur qui tirait sur les camions qui avaient écrasé ses chiots, le révérend Pétur et la paysanne Guðríður qui allaient s'éprendre l'un de l'autre à la faveur d'une histoire sur la vie naturelle des lombrics.
Et qu'à la fin du voyage, toutes les pièces du puzzle étaient enfin réunies entre mes mains encore tremblantes d'émotion.
Ce livre est un astéroïde incandescent qui m'a traversé de part en part. J'ai refermé le livre et je sentais encore en moi un bonheur indicible se consumer sans fin comme si le reste n'avait plus d'importance.
« Donne-moi les ténèbres et je saurai où trouver la lumière. »
Ce livre montre aussi que nos vies sont emplies de choses qui nous échappent.
À présent, je voudrais laisser derrière moi les ténèbres et les chagrins inutiles.
Et me souvenir de la bande-son de cette histoire qui ne cessait de trotter dans ma tête comme le pied de John Coltrane battant la mesure, Léonard Cohen, Tom Waits, David Bowie, Chet Baker n'en finissant pas de tomber de la fenêtre de cet hôtel d'Amsterdam avec sa trompette... Que du beau son !
Ah! Comme il est difficile de quitter un paysage qui ressemble à une étreinte...
Je viens de comprendre en refermant ce livre que la vie sera toujours plus grande que la mort. En doutais-je ?
Alors chère Florence, j'ai compris pourquoi ce livre t'avait rendue à toi-même, ces pages incandescentes t'ayant fait oublier le temps d'une lecture les amarres d'une vie, comme on pousse une barque vers le rivage d'un autre versant éloigné de tout repère.
« Seule la nuit peut transporter les mots entre les mondes. »
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