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Critique de Dorian_Brumerive


Lorsqu'Eugène Sue fait une entrée fracassante dans le roman-feuilleton avec son révolutionnaire « Les Mystères de Paris » (1842-43), il a pourtant près de quinze ans de carrière derrière lui, et autant de livres qui lui ont déjà valu un succès critique.
C'est d'abord dans le roman d'aventures maritimes qu'il débute, sous l'influence américaine des livres de James Fenimore Cooper, pionnier du roman d'aventures, et particulièrement de son roman « le Corsaire Rouge » (1827), premier roman consacré à la piraterie, dont l'influence fut colossale pendant plus d'un siècle et demi, tant sur la littérature qu'au cinéma.
En France, il n'est pas exagéré d'affirmer que « le Corsaire Rouge » fut le roman d'aventures le plus emblématique de la Restauration, s'attirant l'admiration enthousiaste de Victor Hugo, Honoré de Balzac et Alexandre Dumas. le premier écrivain français à s'inspirer de ce nouveau genre fut néanmoins un jeune journaliste débutant, issu de l'aristocratie bonapartiste, et que ses dettes de viveur amenèrent à se risquer en littérature : Eugène Sue.
Entre 1829 et 1834, Eugène Sue va publier, avec un succès commercial croissant, quatre romans extrêmement novateurs et un imposant recueil de nouvelles qui, aujourd'hui, sont regrettablement éclipsés par son oeuvre sociale et politique postérieure, pourtant bien plus désuète, alors que cette éphémère – mais prolifique - période "maritime" garde, presque deux siècles plus tard, tout l'intensité et l'insolence que l'auteur allait développer une décennie plus tard dans ses romans-feuilletons.
Car, au contraire de Fenimore Cooper, Eugène Sue était ouvertement un romantique, et même un romantique tourmenté. Quelques critiques l'ont associé au romantisme noir, ce qui est très exagéré, car la plume d'Eugène Sue s'égare rarement dans la poésie fantastique ou la mortification narcissique. Eugène Sue est un immense artiste, mais pas fondamentalement un esthète : sa matière première est la réalité la plus âpre, et ses tourments sont résolument tournés vers la morale collective, politique et les injustices sociales.
En ce sens, « La Salamandre » (1832), avant-dernier roman de cette période faste, est une oeuvre charnière qui annonce la métamorphose politique de l'écrivain, que l'on sentait déjà poindre dans son roman précédent, « Atar-Gull » (1831), condamnation amère de l'esclavage et des traites négrières, mais dans lequel Eugène Sue est encore totalement dominé par sa misanthropie individualiste.
« La Salamandre » s'inscrit donc dans la continuité du style d'un romancier à scandales, mais il se veut déjà moins scandaleux, même si le roman garde quelque chose de pessimiste, de sombre et de désabusé.
Ce récit s'inspire en grande partie d'une tragédie de 1816 : le naufrage de la frégate « La Méduse », qui fit naufrage à une cinquantaine de kilomètres des côtes de Mauritanie, en s'échouant violemment sur un banc de sable et en brisant sa coque. du fait que le navire n'avait pas coulé, il fut possible de construire avec ses pièces un immense radeau d'une dizaine de mètres sur lequel prirent place les 140 hommes d'équipage et leurs passagers, tandis que les officiers, dont l'irresponsable capitaine, s'esquivèrent doucement en chaloupes.
Les boussoles à main n'existant pas en ce temps-là (elles étaient énormes et rivées au navire) et la frégate étant dépourvue de rames, les naufragés ne pouvaient donc rien faire d'autre de leur radeau que de le confier aux courants marins, lesquels mirent pas moins de treize jours pour mener les malheureux à la côte africaine. Entre temps, beaucoup périrent de dénutrition, de crises de démence les poussant à se jeter à l'eau pour s'y noyer, ou lors de rixes entre les survivants.
L'immense quantité de naufragés fut précisément ce qui causa leur perte. Il n'y avait pas sur ce radeau de quoi pêcher ou de quoi chasser les mouettes. La seule nourriture était constituée de poissons volants retombant sur le radeau, ce qui arrivait régulièrement, mais pas au point de pouvoir nourrir quotidiennement une centaine de personnes pendant treize jours. On commença alors par manger les semelles de chaussures et les ceintures de cuir, puis fatalement on en arriva au cannibalisme. Sur les 147 rescapés, seuls quinze purent être sauvés par un navire parti à leur recherche, et sur ces quinze, cinq moururent d'épuisement durant leur rapatriement.
Ce drame choqua d'autant plus l'opinion publique, qu'un jeune peintre romantique, Théodore Géricault, eut l'idée, alors saugrenue, de signer un grand tableau représentant « le Radeau de la Méduse », qui choqua et fascina autant par la crudité impudique de son sujet que par la perfection grandiose de sa réalisation.
C'est donc avec l'idée d'écrire un roman autour du drame épouvantable des naufragés de « La Méduse » qu'Eugène Sue imagina « La Salamandre », au titre immédiatement évocateur.
Mais Eugène Sue ne se contente pas d'une narration simple. Il insère dans cette tragédie collective deux autres tragédies personnelles, mais qui reflètent, chacune à leur manière, une semblable dénonciation du régime politique que fut la Restauration, tombé en 1830, deux ans avant la publication de ce roman.
Frégates et corvettes servaient alors autant au transport de marchandises qu'au transport de riches passagers. Pierre Huet est le commandant d'un équipage qui conduit « La Salamandre » dans ses trajets à la fois commerciaux et ludiques. C'est un homme intègre, dur, inflexible, qui place au-dessus de tout la discipline et le règlement à bord d'un navire. Tyrannique, mais hautement compétent, le lieutenant Huet est aimé de ses hommes, mais lorsque la corvette revient en rade à sa base de Toulon, tout l'équipage se faufile sur le port sans l'autorisation du lieutenant, afin d'aller dépenser leur solde dans des bordels et des bars louches, où ils provoquent d'ailleurs de singulières bagarres, puis reviennent au petit matin, à peine dessoulés, acceptant de bonne grâce, et même avec le sourire, les punitions exigées par le lieutenant Huet.
Seul mousse qui ne descend pas pour se défouler, Paul Huet est un jeune homme fort romantique, et c'est surtout le fils du lieutenant Pierre Huet. Bien que celui-ci mette un point d'honneur à traiter son fils comme n'importe quel autre homme d'équipage, Paul Huet ne leur ressemble guère : cest un garçon doux et rêveur, qui ne vit, lorsqu'il revient à Toulon, que pour aller épier, dans un charmant jardin, une jeune fille dont il est tombé fou amoureux au premier regard, il y a déjà de nombreux mois, mais à laquelle il n'ose se déclarer, n'étant qu'un jeune marin sans ressources.
Tout pourrait continuer comme ça longtemps, si Louis XVIII n'avait décidé de refermer la parenthèse républicaine et impériale en redonnant, à des aristocrates jadis démis de leur fonction, une nouvelle position plus digne de leur rang. Ainsi, un marquis vieillissant, qui tenait à Paris, sous un faux nom depuis vingt ans, une enseigne de marchand de tabac, se retrouve-t-il bombardé capitaine de la corvette « La Salamandre » à Toulon. Cette nomination honorifique l'embête bien, tant il s'était habitué à la tranquillité de son retour au peuple, mais on ne refuse pas un ordre du roi, et de toute façon, son épouse ne rêve que de quitter cette vie médiocre de petits commerçants.
En officier discipliné, Pierre Huet accepte de devoir obéir à un capitaine nommé d'office, mais il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que le marquis de Longetour est un vieillard en voie de sénilité, qui ne comprend rien à la direction d'un navire, et ne connait même pas les règles basiques de la navigation. Fort heureusement, Longetour est aussi conscient que son lieutenant de sa totale incompétence en la matière, et il ne demande qu'une chose : que Pierre Huet continue à diriger ce navire, comme il l'a toujours fait, et qu'il ne s'occupe pas de lui. Huet accepte, mais exige que les apparences soient sauves, pour l'honneur même de « La Salamandre » et de son équipage, et que Longetour fasse semblant de commander, allant même jusqu'à donner publiquement les ordres que Pierre Huet lui aura transmis. Cela embête bien le vieux marquis, qui préfèrerait passer ses journées à dormir dans sa cabine, mais il sent qu'il doit bien cela à ce lieutenant droit et vertueux qu'il a un peu honte de parasiter. Néanmoins, ce jeu de rôles, destiné à sauver la face, va signer la perte de « La Salamandre ».
de son côté, Paul Huet a l'agréable surprise de voir embarquer, en compagnie de sa tante, l'élue de son coeur, dont il apprend qu'elle se prénomme Alice. Pas encore prisonnière des idées bourgeoises de sa famille, Alice se sent naturellement attirée vers ce jeune et beau marin, au regard sain et enamouré. Mais hélas, un autre passager s'est invité, un individu étrange, torturé, à la fois beau et pervers, décadent et cynique : Szaffye est un individu mystérieux, qui ne semble s'être embarqué que pour faire le malheur de ses compagnons de voyage. D'abord instinctivement répugnée par cet homme glaçant, Alice ne tarde pas à en subir le magnétisme, et à en tomber folle amoureuse. Szaffye joue avec elle comme le chat avec la souris, et se paye même le luxe de narguer Paul, éploré, dont il a compris la secrète passion. Szaffye séduit facilement les femmes, aussi les méprise-t-il, et incite-il les autres hommes à les mépriser eux aussi. C'est son jeu favori...
le destin va néanmoins faucher ces destins contaires en quelques heures. Une sorte de gamin attardé et contrefait, ramassé sur un quai, baptisé Misère, employé comme vigie, et, qui est ponctuellement battu et moqué par les hommes d'équipage, parvient à créer une avarie dans la coque, et se suicide ensuite en sautant du haut de sa vigie. le naufrage est évité de justesse, mais le marquis de Longetour, révélant sa vraie nature, a la peur de sa vie, et se jette dans une chaloupe pour s'enfuir. Pierre Huet est obligé de le brutaliser, et même de le menacer d'un poignard, afin de lui rappeler qu'un capitaine doit être le dernier à quitter son navire. Mais hélas, en procédant ainsi, Pierre Huet se rend coupable de mutinerie, selon le règlement qu'il s'acharne pourtant à défendre.
Ayant repris ses esprits, Longetour est prêt à passer l'éponge sur le geste de son subordonné, qu'il reconnaît volontiers raisonnable, mais Pierre Huet exige lui-même d'être mis aux fers, car c'est le règlement. le marquis de Longetour ne dispose hélas pas de l'autorité nécessaire pour s'y opposer. La mort dans l'âme, il donne l'ordre de mettre Pierre Huet aux fers. Mais hélas, il se retrouve soudain seul à commander, et paniqué, se fie à l'expérience d'un passager qui dit bien connaître la région. Suite à son erreur d'estimation, « La Salamandre » s'échoue sur un banc de sable, au large de la côte africaine.
Paniqué, Longetour délivre Huet, qui ne réalise que trop bien que « La Salamandre » est irréparable et échouée pour de bon. Furieux contre Longetour, et lui rappelant que le capitaine doit rester avec son navire, il enferme le marquis dans sa cabine, puis ordonne à ses hommes que l'on construise un radeau à partir des pièces récupérables du navire.
A partir de là, le roman suit à peu près fidèlement l'histoire du calvaire des naufragés de « La Méduse », bien que la fin du roman s'en écarte largement : seuls Pierre Huet, son fils Paul et l'inaltérable Szaffye survivent au naufrage. le marquis de Longetour, délivré par des bédouins, est capturé comme esclave, puis acheté comme une semi-divinité par le riche gourou d'une secte, qui l'emploie principalement à couver des oeufs (???). Après quelques aventures, le marquis de Longetour parvient à revenir en France, où il est célébré comme un héros et un miraculé.
L'enquête sur le naufrage révèle, consignée sur le journal de bord, la mutinerie de Pierre Huet, qui est alors emprisonné, jugé et condamné à mort, ce qu'il ne conteste pas : le règlement, c'est le règlement. À l'heure où il est fusillé, par solidarité et parce qu'il n'a plus personne auquel se raccrocher, son fils Paul se tire une balle dans la tête dans sa chambre.
Cette fin dramatique, dénonçant l'iniquité d'une justice royale qui attend des hommes un comportement vertueux dont elle est elle-même incapable, est bien pire, finalement, que ne le fut la réalité de « La Méduse ». le naufrage de la frégate fut en effet reconnu comme étant uniquement dû à la responsabilité du capitaine, lequel était effectivement un vicomte vieillissant nommé par le roi, et qui se révéla notoirement incompétent. Mais la Justice le raya de sa liste d'Officiers de Marine, et le condamna à trois ans de prison.
Donc, Eugène Sue a cru bon de noircir un tableau qui était déjà sacrément noir. Si cela nuit évidemment à la reconstitution fidèle du drame de « La Méduse », il faut rappeler que c'est à dessein que l'auteur a créé sa « Salamandre » à partir d'une autre créature mythique, dont l'existence supposée fut décrite par Pline l'Ancien dans son « Histoire Naturelle », et qui aurait été un lézard géant, vivant entouré de flammes, et ayant le pouvoir d'empoisonner l'eau des puits et les fruits des arbres par sa seule présence.
En réalité, la Salamandre dont parle Eugène Sue, ce n'est pas seulement la corvette où se déroule ce récit, c'est surtout le personnage étonnamment moderne de Szaffye, romantique noir, décadent avant l'heure, figure à la fois diabolique et séduisante, mortifère et sublime, en lequel Eugène Sue s'est très probablement projeté lui-même, à une époque charnière de son existence.
Cette Salamandre-là, figure dénaturée d'esthète, de nihiliste et de contestataire, confère au roman une fascinante instabilité, chaque chapitre semblant relever d'un style littéraire différent, égarant le lecteur dans des fausses pistes, des impasses, des bluettes sentimentales, des visions d'horreur, où l'idéal côtoie le cynisme, où l'amour se nourrit de haine ou de mépris, où le courage martyr se soumet à la lâcheté triomphante.
Malgré d'indéniables désuétudes, « La Salamandre » est une oeuvre absolument fascinante, enflammée et perverse, qu'Honoré de Balzac tenait pour un chef d'oeuvre égalant les siens. Hommage sans doute excessif, mais il faut admettre que l'écriture d'Eugène Sue atteint ici une sorte de magnificence fébrile, maladive, qui préfigure, avec un demi-siècle d'avance, le décadentisme et l'anarchie, dans une oeuvre labyrinthique d'une incroyable densité, d'une effrayante esthétique nihiliste, que l'on peut regarder comme le pendant littéraire du célèbre tableau de Théodore Géricault, - et dont la lecture se révèle une édifiante brûlure empoisonnée, signature indélébile de la Salamandre.
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