En ne l’ouvrant pas, il arrêtait le temps. [...] Il pouvait les compter sur les doigts les lettres qu’il avait reçues au cours des dix dernières années ; les clients n’écrivaient pas, les collègues s’adressaient à tous collectivement, quant aux amis, il n’en avait pas.
C'était sa résolution de mettre de nouveaux mots sur ce qui était ancien et immuable ....
Ce qu'il écrivait ne devait pas souffrir la comparaison de ses modèles déclarés ou secrets.
Julius Klinger était un homme sensible,sensible mais aussi fragile,un homme qui se sentait exclusivement investi de la mission de suivre ses pensées et de trouver les mots justes pour les retranscrire.
Il était une ombre lorsqu'il le fallait, et en même temps un observateur attentionné qui accourait au bon moment, attentif des pieds à la tête, vif d'esprit, ayant des connaissances plus que suffisantes des langues allemande, italienne, anglaise et, bien entendu, française, car il était français, ayant l'œil à tout, discret et omniprésent, un homme dont on savait peu de chose. Aucun client n'aurait eu l'idée de demander son nom de famille à monsieur Ernest.
Un grand hôtel luxueux sur le bord d'un lac Suisse dans les annees 30, le ballet incessant et fébrile des riches estivants et le l'armée invisible des domestiques et au milieu de ce théâtre un peu figé, Ernest le serviteur modèle et silencieux, l'homme sans ambition au service exclusif de la clientèle du Palace, l'homme sans histoire va connaitre le bonheur immense d'un amour qui va chambouler toute son existence ! Mais la guerre qui gronde, la fragilité des sentiments amoureux, le cynisme et l'ambition des hommes vont briser son idéal de passion absolue .. Dans un style d'un classicisme qui colle à l'époque, l'auteur nous conte une histoire inattendue avec trois personnages qui vont se connaitre, s'oublier, se retrouver 30 années plus tard, peut-être ! Mais l'évocation puissante, charnelle et sans pudeur de l'amour dans ce qu'il peut avoir de fort et de terrifiant que nous livre alors l'auteur ravive le récit et nous prend aux tripes, ce n'est pas d'amour tiède et convenue dont on nous parle là mais de l'amour fou, celui qui asservit et détruit les âmes, celui qui conduit à la mort aussi ! Et ALain Claude Sulzer, pour narrer ces sentiments impérieux et dévastateurs, sort avec talent de sa réserve stylistique et donne alors un souffle salutaire à son roman qui nous touche au plus profond de nous même !
Julius Klinger était un homme sensible, sensible mais aussi fragile, un homme qui se sentait exclusivement investi de la mission de suivre ses pensées et de trouver les mots justes pour les retranscrire. Il exerçait une profession dont les conditions n'étaient même pas soupçonnées par ses lecteurs. Ceux-ci étaient sans doute convaincus que l'écrivain à succès engrangeait les mots aussi aisément que le spéculateur habile les retours sur investissement.
Sa véritable vie n'avait pas lieu dans quelque salle à manger ou salon, mais à son bureau devant une feuille de papier, tout le reste ne l'intéressait que de façon périphérique, pour passer le temps ou, mieux, comme motivation dans son travail. Il fallait qu'il éprouvât une attraction exceptionnelle pour qu'il tendit l'oreille ou levât les yeux. […]
La mission réelle, pour ne pas dire exclusive, dont Klinger se pensait investi, était de trouver des mots pour des choses et des situations dont il savait naturellement qu'elles avaient déjà été décrites d'innombrables fois avant lui par des écrivains issus des cultures les plus diverses. C'était sa résolution de mettre de nouveaux mots sur ce qui était ancien et immuable qui l'obligeait à y consacrer presque tout son temps, le temps passé à son bureau, comparé à cela, le temps passé, par exemple, dans la salle à manger d'un quelconque hôtel n'avait aucune importance, il lui permettait seulement de se reposer et d'observer utilement la moindre péripétie que nul à part lui ne remarquait, il semblait absent dans ces moments-là mais il ne l'était pas. Dans ces moments-là, personne n'aurait pu être plus concentré que Klinger. Tandis qu'il semblait n'écouter que son for intérieur, en réalité il écoutait, observait et disséquait autrui.
Ce qu'il écrivait ne devait pas souffrir la comparaison avec les paroles de ses modèles déclarés ou secrets, et pour cette raison le temps passé à son bureau était pour Klinger essentiel. Il pouvait alors redire en d'autres termes ou d'une autre façon ce qui avait déjà été dit, car des mots neufs éclairaient d'un jour nouveau ce que tout le monde voyait sans le voir. Naturellement, il n'était pas indispensable que ce qu'il croyait devoir dire dût l'être, la terre continuerait à tourner sans cela, mais rien n’aurait pu l'empêcher de le tenter, c'était son devoir, son occupation quotidienne, sa lutte pour trouver les mots justes car rien n'était moins simple, et quand il n'y parvenait pas, il était obligé de supprimer des scènes qu'il avait pourtant devant les yeux, et ces suppressions faites à contrecœur entraînaient parfois la disparition de personnages secondaire mais en revanche il y en avait d'autres qu'il ne découvrait que par cette voie, la voie secrète des mots aptes à les décrire et à les amener à faire et à dire ce que des individus semblables dans une situation semblable auraient été incapables de faire.