« Parfois, la nuit, je pleure tout seul. Comme ça (il se mordit la lèvre et commença à sangloter), pas à cause des souvenirs du génocide. Mais parce que le gouvernement le ridiculise, il s’en sert pour obtenir la pitié du reste du monde, pour gagner de l’argent et en même temps nous maintenir dans la peur. »
Le pays fourmillait de visiteurs : dignitaires étrangers, journalistes, observateurs. Des comptes rendus de la journée seraient diffusés dans le monde entier. Il fallait prendre soin de maintenir les apparences.
Les observateurs officiels se montrèrent unanimes. L'Union africaine et le Commonwealth félicitèrent les autorités pour l'organisation : les bureaux avaient ouvert à l'heure, les électeurs munis de leur pièce d'identité avaient spontanément formé une file d'attente de bon matin, et à 10 heures pratiquement tous les citoyens - le gouvernement parlait d'un taux de participation de 95% - avaient déposé leur bulletin dans l'urne. A midi, les isoloirs étaient vides.
"Le monde a d'importantes leçons à recevoir du Rwanda", s'enthousiasma un émissaire de l'Union européenne. Les observateurs des ambassades affirmèrent n'avoir jamais vu une élection aussi impeccablement organisée de toute leur carrière.
L'ordre dans lequel se déroula le rituel suscita l'admiration de tous.
Une société incapable de s’exprimer était comme un corps qui ne sentirait pas la douleur : on pouvait l’amputer d’un membre sans qu’elle le sache ou en la persuadant que c’était un signe de progrès. Il fallait passer d’une voix unique à une pluralité de points de vue et contrer le gouvernement en parlant pour que les gens soient conscients de l’existence d’une alternative, conscients de ce qui arrivait autour d’eux. En parlant, la société allait lutter et ressentir sa douleur.
Ce que je veux dire, c’est que dans ce genre de pays, nous ne savons pas où s’arrête l’État et où nous commençons.
Il disait que ces sautes d’humeur lui venaient malgré lui et qu’elles n’étaient pas accompagnées d’un grand trauma — il sombrait plutôt dans un état d’indifférence. Il appelait cela être un « mort-vivant ».
Une société incapable de s'exprimer était comme un corps qui ne sentirait pas la douleur : on pouvait l'amputer d'un membre sans qu'elle le sache ou en la persuadant que c'était un signe de progrès. Il fallait passer d'une voix unique à une pluralité de points de vue et contrer le gouvernement en parlant pour que les gens soient conscients de l'existence d'une alternative, conscients de ce qui arrivait autour d'eux. En parlant , la société allait lutter et ressentir sa douleur.
L'oppression sautait aux yeux de quiconque en avait déjà fait l'expérience. Un employé russe de l'ONU que je rencontrai trois jours après son arrivée me dit rapidement que le pays lui faisait penser à l'Union soviétique. Je rencontrai une autre femme qui avait grandi dans la Yougoslavie de Tito et qui venait de s'installer au Rwanda. Elle n'était pas au courant de la nature du gouvernement, les articles publiés dans la presse internationale lui ayant semblé particulièrement élogieux. Mais après avoir rencontré quelques fonctionnaires, elle rentra chez elle et avertit son mari, un Britannique : "Il faut faire très attention à ce que tu dis dans ce pays." Lui n'avait rien perçu. Elle attribuait cela à la façon dont les gens parlaient, à leur comportement, il y avait quelque chose dans l'atmosphère : elle sentait la répression.
Jeune homme, vous n'avez peut-être pas compris ce que je voulais dire quand je parlais des droits de l'homme. Ce que je veux dire, c'est que dans ce genre de pays, nous ne savons pas où s'arrête l'Etat et où nous commençons. [...]
Et si je ne sais pas où je commence, je ne vaux rien moi non plus, je n'ai pas le moindre droit. Et comment pourrais-je penser qu'une autre personne en a ? Comment respecter cette personne? Dans ce pays nous ne savons même pas si nous existons en tant que personnes. Nous ne sommes pas des individus, nous sommes des agents de l'Etat. pp113