Ce sentiment m’habitait depuis de nombreuses années, remontant de plus en plus à la surface au fil des jours ; ce n’était qu’une question de temps pour qu’il explose et traverse le filet fragile de notre déni, nous obligeant à affronter la réalité de ce que nous sommes : deux êtres s’aimant d’un amour que personne d’autre que nous ne peut comprendre. Est-ce que je regrette vraiment cette soirée ? Ce moment d’une félicité incomparable, que bien des gens ne connaîtront jamais de toute leur vie… L’inconvénient d’avoir goûté au bonheur absolu, c’est que cette expérience agit comme une drogue, un aperçu de paradis, qui vous rend affreusement accro. Après un tel moment, rien ne peut plus être pareil, tout est gris en comparaison. Le monde devient terne, vide, dénué d’intérêt. Aller à l’école, pourquoi ? Passer des examens, avoir de bonnes notes, s’inscrire à la fac, rencontrer de nouvelles personnes, trouver du travail, déménager ? À quoi bon ? Comment pourrai-je vivre loin de Lochan ?
Comment chacun de nous réagira-t-il, lorsque l’autre sera en couple ? Comment sera-t-il possible que nous nous regardions mener des vies séparées, sachant les félicités que nous aurions connues si nous avions vécu tous les deux ?
La pensée que ce ne soit qu’un moment fugitif, disparu avant même d’avoir commencé, se rétractant déjà dans le passé, m’est insupportable. Je veux le retenir de toutes mes forces. Je ne peux accepter que Maya s’esquive parce que, pour la première fois de ma vie, l’amour que je ressens pour elle est absolu et que tout ce qui nous a conduits à cet instant-là prend subitement son sens, comme s’il devait advenir. Mais quand je baisse les yeux vers son visage endormi, ses pommettes parsemées de taches de rousseur, sa peau blanche, ses beaux cils noirs recourbés, une terrible douleur m’envahit, semblable à une nostalgie aiguë, et un désir que je ne pourrai jamais assouvir m’étreint… Sentant mon regard posé sur elle, elle me sourit, d’un sourire teinté de mélancolie, comme si elle aussi avait conscience de la grande précarité de notre amour à peine éclos, et de la dangereuse menace qu’il constitue pour le monde extérieur. Ma douleur s’intensifie, et je me concentre alors sur ce que j’ai ressenti en l’embrassant. Comme j’aimerais revivre ce moment !
Elle continue à me considérer avec un petit sourire mélancolique, comme si elle attendait, comme si elle savait. Mon visage est brûlant, mon cœur bat à tout rompre, je respire difficilement, cela, elle le remarque aussi. S’écartant légèrement de moi, elle demande :
— Est-ce que tu veux encore m’embrasser ?
J’acquiesce sans mot dire et entends redoubler les battements de mon cœur.
Elle me lance un regard plein d’attente et d’espoir.
— Alors fais-le.
Je ferme les paupières et sens monter un terrible désespoir en moi.
— Je ne… Je ne crois pas que ce soit possible.
Soudain, je suis en colère car je ne supporte pas d’entendre la vérité. Je ferme les yeux, je ne veux plus penser à tout cela maintenant, ni réfléchir à ce que ça implique. Je refuse que le monde extérieur nous condamne et détruise le plus beau jour de ma vie. Celui où j’ai embrassé le garçon qui hantait mes rêves depuis toujours, mais sur lequel je ne me suis jamais permis de mettre un visage. Le jour où j’ai finalement cessé de me mentir à moi-même, de prétendre que c’était juste un amour ordinaire que j’éprouvais pour lui alors qu’en réalité, c’est de l’amour fou. Le jour où nous nous sommes finalement affranchis de nos liens et avons laissé libre cours aux sentiments que nous niions depuis si longtemps, car il se trouve que nous sommes frère et sœur.
Continuer de respirer, c'est continuer de vivre et donc de souffrir.
Lorsqu'on est ensemble, on ne fait du mal à personne, mais, séparés, c'est comme si toute la lumière en nous s'éteignait.
Comment une chose si condamnable peut-elle être aussi formidable ?
Comment un amour comme celui-ci peut-il être qualifié d’affreux s’il ne fait souffrir personne ?
Il a toujours été plus qu’un frère, pour moi. C’est mon âme sœur, l’air que je respire, ma raison de vivre.
Je ne veux pas qu’il tombe amoureux, je veux qu’il reste ici, avec nous, qu’il nous aime. Qu’il m’aime.
Tu crois que personne ne te comprend, mais tu as tort.
Moi, je te comprends. Tu n’es pas tout seul.