Le grand moment de la journée arrive vers dix heures, quand Brianna, une des infirmières, pousse le chariot du petit déjeuner à notre étage, « Bonjour », braille-t-elle dans chaque chambre, et son caquètement gras résonne dans les couloirs pendant toute la durée de sa ronde. Il lui manque les incisives inférieures, et la prothèse qui les remplace pendouille hors de sa bouche quand elle demande : « Crêpes ou omelette, chou ? J’ai appris très tôt que les crêpes sont le seul choix possible, les omelettes étant caoutchouteuses et d’un jaune banane tellement vif qu’on sent presque le goût du E102.
La poésie est l’ombre que projettent les réverbères de nos imaginations.
Ferlinghetti.
Je ne cherche pas le bonheur, seulement des poches de soulagement - je suis un noyé qui aspire des bulles d'air.
Ce qui se trouve derrière nous et ce qui se trouve devant nous sont peu de chose par rapport à ce qui se trouve en nous.
Ralph Waldo Emerson.
La fin est arrivée très vite, cela au moins est vérifiable, et nul n’a souffert en dehors de ceux qui sont restés en vie. Cinq cent mille existences annihilées dans un éclair blanc aveuglant. Les ombres étirées, évoquant des traits de fusain, et la ville pareille à des cendres neigeuses qui, dans un souffle de vent, se dispersaient.
Simka est conviction holistique : il croit que les briques nécessaires à une vie saine et productive existent en moi mais que je dois apprendre à les empiler d’une nouvelle manière.
J'écoute cette promesse d'amour de Dieu car même les voix des prêcheurs sont plus faciles à supporter que le silence au milieu duquel toute la mort que j'ai jamais traquée prend substance et demeure pendue à mes pensées comme des quartiers de boucherie.
C'est à ça que ressemble ma dépression, Simka - je crois que je n'arrive pas bien à l'expliquer. Quand elle me tombe dessus, j'ai l'impression de traverser une neige radioactive et il me semble que, même si je cours très vite ou si je tente de me couvrir, la neige continuera de tomber jusqu'à ce que je sois enfoui dessous...
Il a fallu que je cesse de croire en Dieu pour mesurer ce que signifie porter sa croix. Il a fallu que je cesse de croire en Dieu pour vouloir expier ce que j'ai fait en son nom... (321)
Au bout de quelques minutes, les flashs ne s’intéressent plus à Joanna Kriz que si elle est mutilée ou en train de baiser, ils l’ont réduite aux éléments sur lesquels le public va cliquer, aimer. J’actionne la sonnette et quitte le bus. Les flux sont saturés de Joanna Kriz. Hélant un taxi, je m’affale sur la banquette arrière : je veux seulement rentrer chez moi. Quelques minutes plus tard, les parents de la jeune morte signent un contrat avec Superstar du crime – éplorés mais prêts à saisir l’occasion de partager la beauté de leur fille avec le monde entier et de toucher des royalties. Le hashtag Kriz explose dans les flashs, des commentaires sur le physique de la victime – visage trop chevalin mais beaux nibards –, des notes attribuées à sa baisabilité d’après les photos prises sur la scène du crime. J’atteins mon appartement, hors de portée du wifi public. Tout y est silence et, pour le briser, je ne puis guère que pleurer.