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Critique de Isidoreinthedark


Le très prolifique Walter Tevis bénéficie de l'attention des éditions Gallmeister qui nous permettent découvrir ses romans de S.F. (« L'oiseau moqueur », « L'homme tombé du ciel ») ainsi que ses romans de facture plus classique consacrés à l'univers du billard (« L'arnaqueur ») ou des échecs.

C'est sur ce jeu que porte « Le jeu de la Dame » paru en 1983, et récemment adapté en mini-série par Netflix. Lire un roman et voir le film qui a en été tiré sont deux expériences esthétiques très différentes, et le film se montre rarement à la hauteur de l'ouvrage qui lui a servi de scénario.

J'ai longtemps pensé que la littérature était par nature supérieure au cinéma, dans la mesure où elle offrait à l'imaginaire du lecteur une liberté dont l'imaginaire du spectateur est privé. L'autre avantage de la littérature est plus prosaïque : elle prend le temps de s'attarder sur les ressentis, les émotions de ses protagonistes, elle permet de développer plusieurs arcs narratifs. Ce temps de l'introspection, de la multiplication des angles de vue est le plus souvent refusé au cinéma, qui doit composer avec un format relativement court.

Disons-le tout net : lire « Le Jeu de la Dame » après avoir vu la mini-série tirée du roman est une expérience déconcertante. Déconcertante, parce qu'en lisant l'ouvrage de Walter Tevis, je n'ai cessé de voir défiler sous mes yeux, les épisodes produits par Netflix. Déconcertante, parce qu'il m'a été impossible d'imaginer Beth Harmon, l'héroïne du roman, autrement que sous l'apparence de l'actrice Anya Taylor-Joy. Déconcertante, parce que je n'ai pas eu l'impression de lire un livre, mais de voir défiler une succession d'images dont la fidélité au roman est absolue. Déconcertante, parce que j'ai eu le sentiment que le visionnage préalable de la série m'a privé de l'expérience de lecture que j'escomptais. Déconcertante, parce que les images produites par Netflix n'ont cessé de saturer mon esprit, annihilant cette part d'imaginaire et de poésie qui fait tout le charme de la lecture.

Cette expérience m'a confirmé que la temporalité d'une série, est, contrairement à celle du cinéma, proche de celle de la littérature. En multipliant les épisodes, en s'affranchissant de tout contrainte de durée, elle peut, à l'instar de la littérature, prendre son temps, le temps de partager les joies, les peurs, les troubles de ses protagonistes. le temps d'établir une forme d'intimité entre le spectateur et les personnages. Elle peut également multiplier à loisir les arcs narratifs, les allers-retours dans le temps. Bref, une série offre à son spectateur une expérience beaucoup plus proche de l'expérience littéraire que le cinéma.

La supériorité de la littérature sur tout format filmé tient à la liberté laissée à l'imaginaire du lecteur, au temps d'introspection et à une forme de poésie qui lui sont propres. Regarder « Le Jeu de la Dame » avant de lire le roman m'a privé de cette liberté, en m'imposant l'imaginaire du réalisateur, la manière dont il avait lu le livre. Autrement dit, je n'ai pas lu un livre, j'ai vu défiler en continu les images trop bien léchées d'une série américaine. Une expérience frustrante au goût doux-amer, l'impression d'avoir raté quelque chose, d'être passé à côté de l'expérience littéraire que m'aurait procuré la seule lecture du « Jeu de la Dame ».

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Ceci étant posé, revenons sur le roman très réussi de Walter Tevis. Il nous narre l'itinéraire d'une enfant surdouée, Beth Harmon qui découvre les échecs dans l'orphelinat sévère où elle a été placée suite au décès de sa mère. Dès huit ans, la toute jeune fille montre une aptitude prodigieuse pour le noble jeu qu'elle pratique avec le vieux gardien bourru de l'orphelinat.

Adoptée quelques années plus tard par une femme alcoolique, Beth connaît une trajectoire échiquéenne fulgurante et devient avant sa majorité la meilleure joueuse des États-Unis, surpassant avec une aisance déconcertante les hommes qui dominent habituellement ce jeu cérébral et épuisant.

Si son amour pour les échecs est d'une sincérité absolue, Beth souffre depuis son enfance d'une addiction aux calmants qui lui étaient administrés à l'orphelinat, ainsi que d'un penchant inquiétant pour la dive bouteille que lui a transmis sa mère adoptive. Si son talent semble ne pas connaître de limites, elle va devoir affronter ses démons intérieurs, si elle veut pouvoir rivaliser avec le champion du monde russe, l'invincible Borgov.

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Il faut tout d'abord saluer le travail de pédagogie de l'auteur sur un jeu difficile à aborder d'un point de vue littéraire. Walter Tevis réussit la prouesse de nous emporter dans le tourbillon des parties de Beth sans décevoir l'aficionado, ni perdre en chemin le non-initié.

Écrit en 1983, « Le jeu de la Dame » frappe par un féminisme visionnaire qui résonne davantage en 2020, l'année de sortie de la mini-série adaptée du roman. Après des débuts hésitants, Beth Harmon déambule avec une aisance déconcertante dans un univers très masculin, qui l'accueille d'ailleurs avec une bienveillance parfois surprenante. La hongroise Judith Polgár, la seule femme à avoir brièvement intégré le top 10 mondial, le temps de l'été 2005, aurait d'ailleurs critiqué la mise en scène de cette bienveillance, qui ne semblait pas correspondre avec l'accueil moins « chaleureux » qu'elle reçut lors de son ascension dans la cour des « grands ».

Le talent inné et le jeu offensif de l'héroïne font évidement songer au regretté Bobby Fischer, qui fut lui-aussi un enfant prodige, avant de devenir champion du monde. le champion du monde fictif du roman, le dénommé Borgov, évoque plutôt Anatoly Karpov et l'école soviétique, qui fut, pendant la guerre froide, un outil de propagande censé asseoir la domination du communisme sur le capitalisme.

« Borgov était solide, imperturbable et très rusé, mais il n'y avait pas de magie dans son jeu. »

Le feu et la glace. le génie offensif à l'état chimiquement pur et le produit d'un système de détection et de formation particulièrement méticuleux. Les failles liées aux addictions aux médicaments et à l'alcool face à la solidité inébranlable d'un homme qui ne boit pas, ne fume pas. L'impétuosité de la jeunesse face à l'expérience d'un joueur de 38 ans. La soliste géniale face au Système. Au fond, « Le jeu de la Dame » nous rejoue « le match du siècle » qui opposa Bobby Fischer à Boris Spassky en 1972 à Reykjavik.

L'un des points saillants du roman est la faculté rare dont est dotée Beth Harmon : elle parvient à visualiser une partie sans la regarder. Une aptitude développée très jeune lorsqu'elle rejouait seule dans son lit d'orphelinat les parties célèbres des grands maîtres du Jeu. L'aptitude dont disposent les joueurs capables de jouer à l'aveugle, c'est-à-dire sans regarder l'échiquier. Une aptitude qui peut, paraît-il, rendre fou tant elle mobilise d'énergie cérébrale.

« Elle évacua tout cela de son esprit pour se concentrer exclusivement sur son échiquier mental et le blocage complexe qu'il affichait. Peu importait, au fond, qui jouait les noirs, et peu importait que l'échiquier matériel se trouvât à Moscou, à New-York ou au sous-sol d'un orphelinat ; cette représentation eidétique était son véritable territoire. »

Cette phrase dit tout finalement. Elle dit surtout ce que seule la littérature parvient à exprimer si simplement. Cette évocation de la « représentation eidétique » du jeu m'a, le temps d'un instant, plongé dans cette forme d'évasion poétique propre à la Littérature. Elle m'a également rappelé mon goût parfois immodéré pour les échecs, un jeu magnifique qui est aussi une métaphore de la vie.

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