Un jour, des journalistes de FR3 nous filment même pour les actualités régionales. Hourra ! Maman n’a pas toujours la vedette, dans cette famille !
J’aime ça. Et puis, j’aime retrouver les mêmes gestes chaque semaine, défier ceux des autres groupes qui roulent, foncent, s’éclatent de leur côté. Le Trocadéro nous appartient.
Il hausse les épaules :
– Vous venez ici chaque semaine. Je vous ai souvent observés. Vous avez tous des surnoms, non ?
On se regarde, intrigués. Il grimace :
– Moi, c’est Vendredi 13.
Pourquoi pas ? Je me gratte la tête, désigne le chat.
– Et lui ?
Vendredi 13 répond :
– Bad Luck.
Quoi ? Banzaï, qui n’a pas dit grand-chose, lâche d’une voix intriguée :
– Malchance, en anglais ?
Vendredi 13 hausse les épaules :
– Pourquoi pas ?
Banzaï ricane avec hostilité :
– Et lequel de vous porte malheur ?
L’inconnu murmure d’une voix vaguement menaçante :
– T’en sais rien. Heureusement !
Il pivote sur ses patins. Brusquement affolée, je crie :
– Hé ! Où vas-tu ! On se reverra ?
J’ai l’impression que le chat lui-même hausse les épaules, répète :
– Pourquoi pas ?
J’ai envie de rire, mais le chat noir se débat entre mes mains, me griffe encore, m’échappe, rejoint d’un bond l’épaule du mystérieux.
Je braille malgré moi :
– Hé ! Aïe ! Sauvage !
Le garçon cligne des yeux :
– Désolé. Il ne supporte pas que quelqu’un d’autre le touche.
Il caresse son monstre, me sourit :
– Remarque, il ne t’a pas croquée vivante. Félicitations.
Je lui rends son sourire, contente. Mais Carabine marmonne :
– Il est sacré, ton chat ?
Le visage du garçon se ferme :
– On vient de loin ensemble...
Je m’appelle Caravelle Beauregret. J’ai quinze ans et des parents ; un vrai prénom, de vrais ennuis.
Ah ! la chose importante, j’aime autant vous prévenir : je suis jolie, au diable ceux qui pensent le contraire. Ils peuvent se noyer dans la Seine, se promener au fond d’une baleine ou sauter du haut de la tour Eiffel.
Je rencontre Vendredi 13 un beau samedi, sur l’esplanade du Trocadéro, pendant notre festival de patins à roulettes.
Car nous formons une équipe redoutable, les trois terribles, le trio tonitruant : Carabine, ma sœur jumelle, Banzaï (c’est son petit copain), et moi.
Rien de plus encombrant qu’une jumelle, surtout avec des bonnes notes en quantités industrielles, une mère toujours en vadrouille et un père qui travaille un mois par semaine.
Maman ? Journaliste ! Difficile de deviner où elle se balade. Elle enquête en Afrique sur l’influence de la table de multiplication sur les cauchemars des éléphants, en Australie sur les rhumatismes du kangourou et aux États-Unis sur la disparition d’un caïd de la Mafia.
Papa ? Ingénieur ! À l’EDF. Spécialiste des centrales. Il passe ses journées à transformer des champignons atomiques en glaçons électriques, ça prend du temps, on ne le voit pas souvent à la maison.
Reste Carabine, hélas, tellement douée, toujours gagnante : un point de plus en français, deux en anglais, et je ne vous parle pas des maths. Bref, parfaite, première de janvier à décembre, un vrai fléau.
En plus, elle m’a raflé Banzaï. Banzaï est dans notre classe. Il s’appelle en réalité Phan Hong. Malgré son surnom japonais, sa famille vient du Vietnam. Son père ? Un personnage assez mystérieux. Il importe des jonques ou du jade, je ne sais pas trop. Il est riche, ils habitent un bel appartement rue de la Pompe, pas loin du nôtre.
Banzaï, je le trouve mignon dès la première minute, à la rentrée, en septembre. Et badaboum, il me sourit au coin d’un couloir, juste après le cours de gym :
– Tu es Carabine Beauregret ? Dis donc, tu te débrouilles comme un chef à la barre fixe.
Je grimace. J’ai drôlement envie de mentir, mais ça ne sert à rien :
– Tu me confonds avec ma sœur. Moi, je suis tombée du cheval d’arçon.
Il ouvre des yeux ronds, sifflote, comprend :
– Soeur ? Ah ! oui, les jumelles de la Martinique.
Carabine et moi n’aimons guère ce surnom : notre père est né à Paris, même si le sien venait de Fort-de-France. Des gens chuchotent parfois en le voyant au bras de ma mère, qui est archi-blonde.
Je regarde donc Banzaï qui pense à Carabine, et je maudis Carabine et sa barre fixe.
Justement, ladite Carabine, l’inévitable, quitte à son tour le vestiaire :
– Paraît que tu me cherches ?
Les yeux de Banzaï brillent, s’agrandissent : ça y est, elle l’a eu !
Ils s’éloignent...