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Critique de YvesParis


Trente ans après L'invention de la France (Gallimard, 1981), Hervé le Bras et Emmanuel Todd continuent à radioscoper la France et à en dévoiler les mystères. le moindre n'est pas que la période de formidable croissance économique des Trente Glorieuses fut paradoxalement une période de grande stabilité sociale alors que la période de ralentissement sinon de crise économique des Trente Piteuses se caractérise au contraire par une accélération du changement social.
Autre constat à rebours du discours pessimiste ambiant : la France va bien. L'espérance de vie s'allonge ; la mortalité infantile atteint son étiage ; la fécondité reste élevée, démontrant l'optimisme des parents face à l'avenir ; le taux de suicide diminue, attestant un rapport moins angoissé au présent. Les femmes se sont émancipées. le niveau de l'éducation s'est incroyablement élevé – même si la multiplication des diplômes ne prémunit pas contre le chômage. Au contraire de l'idée qu'on s'en fait à travers l'exposition sensationnaliste qu'en font les médias, le taux d'homicide régresse – même s'il reste élevé à Marseille ou en Corse.
Les auteurs tendent à ramener à sa juste mesure l'influence de l'immigration. Ils soulignent la rapidité de l'intégration en termes de réussite scolaire, la désintégration du système familial chez les populations immigrées (dont témoigne tout à la fois la diminution rapide de la fertilité des immigrées et le fort taux de mariage mixte).

D'où vient alors que la France soit rongée par le pessimisme ? L'inversion de la pyramide éducative l'expliquerait en partie. On avait hier une minorité enviée de bacheliers ; on a aujourd'hui une minorité méprisée de non-diplômés. La société française regardait vers le haut et aspirait au progrès. Elle regarde désormais vers le bas et a peur du déclassement.

Mais cette évolution n'est pas homogène sur l'ensemble de l'espace français. Autant sinon plus géographes qu'historiens, le démographe Hervé le Bras et l'anthropologue Emmanuel Todd traquent le mystère français dans l'épaisseur du territoire national. Loin des catégories abstraites de la sociologie et de l'économie, ils donnent à voir son extraordinaire diversité à travers une centaine de cartes luxueuses construites selon une méthodologie originale : dressées à partir des données statistiques communales « lissées », elles substituent de vastes nappes de couleurs à la représentation usuelle de notre territoire par une mosaïque départementale pointilliste.
Ces cartes révèlent la rémanence des espaces anthropologiques et religieux préindustriels qui guident les bouleversements sociaux. Tout se passe, nous disent les auteurs, comme si, malgré les migrations internes et externes, les lieux conservaient une « mémoire » qui détermine les comportements des habitants qui les peuplent. Cette anthropologie régionale est constituée de plusieurs strates : au plus profond, les systèmes familiaux (famille nucléaire vs. famille-souche), les structures d'habitat (groupé dans l'openfield ou dispersé dans le bocage), au-dessus la religion et, enfin, plus tardivement, les déterminants économiques.
Ces variables définissent grosso modo une France coupée en deux. le bassin parisien et la France de l'Est caractérisés par un habitat groupé, la prédominance de la famille nucléaire, une déchristianisation précoce et un individualisme marqué sont les terres de la Révolution française et de l'anticléricalisme. Frappée par la disparition brutale du communisme, qui constituait une « couche protectrice » au sens de Schumpeter, cette France libérale et égalitaire voit s'accumuler les difficultés économiques et sociales : désindustrialisation, délitement du lien social, hausse du niveau de chômage, recul éducatif, montée de la pauvreté ... Au contraire, la France de la périphérie prend sa revanche. Caractérisées par un habitat dispersé, des systèmes familiaux complexes, une déchristianisation plus tardive, ces sociétés holistes se sont révélées mieux armées face à la crise. Les auteurs l'expliquent par la rémanence d'un « catholicisme zombie » : mort comme croyance religieuse, le catholicisme demeure vivace comme structure mentale et sociale.

Cette géographie anthropologique a sa traduction dans le paysage politique. Cartes à l'appui, les auteurs montrent que la géographie électorale se comprend moins par les variantes économiques ou sociologiques que par la prise en compte de ces invariants anthropologiques. La corrélation, pourtant intuitive, entre le vote de gauche et les classes populaires est devenue quasiment nulle François Hollande a réalisé ses meilleurs scores dans le Sud-Ouest, la Bretagne et le Nord dans des régions ayant comme caractéristiques communes de présenter une forte complexité familiale et un habitat dispersé. le paradoxe est que la gauche prospère dans des zones idéologiques non égalitaires alors que la droite, elle, enregistre ses meilleurs scores dans les vieilles terres révolutionnaires de l'est du bassin parisien.

Les auteurs prédisent un avenir plus radieux à la droite qu'à la gauche. Ils font le constat d'une droitisation de la société dont témoigne l'émergence dans les années 80 du Front national. Ils soulignent la mutation du vote frontiste. L'immigration et l'insécurité étaient les fonds de commerce traditionnels de Jean-Marie le Pen. Nicolas Sarkozy a réussi à capter cet électorat-là en 2007. C'est un autre électorat qu'a séduit Marine le Pen en 2012 : celui des laissés pour compte, des périurbains, des sous-diplômés. D'où un glissement depuis les bastions traditionnels du lepénisme (Alsace, Rhône-Alpes, PACA) vers le Nord-Pas de Calais (le choix de Hénin-Beaumont est révélateur) ou la Champagne-Ardenne.
Le retour au pouvoir de l'UMP passe évidemment par la captation de ces voix. Nicolas Sarkozy y a échoué en 2012 : son discours sécuritaire a fait fuir l'électorat centriste sans séduire les voix de l'extrême-droite plus sensibles à la détérioration du climat économique. Mais la martingale pourrait à nouveau servir en 2017 quand le candidat de l'UMP ne sera pas lesté par son bilan.
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