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Critique de HordeDuContrevent


« Les émotions sont toujours authentiques, leur cause peut ne pas l'être ».

Olga Tokarczuk est une auteure enchanteresse, une conteuse envoutante, qui a coutume de nous amener, toujours de jolie façon, à la frontière, poreuse, entre rêve et réalité. Elle a pris ici le bizarre, l'étrange, l'insolite et s'est amusée à le découper au scalpel en dix lamelles, selon différentes formes, différentes épaisseurs, différents degrés de transparence. Elle nous a concocté de sa plume ensorcelante ainsi dix histoires dont la chute infuse longtemps en nous, bien après leur lecture, tel un poison étrange mais délicieux.
Je dois d'ailleurs vous faire une petite confidence : après avoir lu les deux premières nouvelles le soir assez tard, je me suis réveillée en sursaut le lendemain en étant persuadée que quelqu'un se tenait en plein milieu de la chambre et m'observait…c'était effrayant et je suis persuadée que ce cauchemar éveillé est consécutif à cette lecture, en lien avec le premier texte notamment qui évoque l'histoire d'un cauchemar récurrent dont la chute m'a fait forte impression et m'a fait penser aux histoires d'Edgar Allan Poe
C'est dire comme les nouvelles ont un réel pouvoir, l'air de rien, avec peu de mots, de transmettre beaucoup. Lorsqu'elles sont réussies, comme c'est le cas ici, une vraie profondeur donnant lieu à de multiples interprétations en émerge de troublante façon…vous vous surprenez à repenser à ces nouvelles et à comprendre des choses qui n'étaient pas apparues en première lecture. Elles vous habitent, vous hantent, vous en relisez certaines…rarement des nouvelles auront eu cette effet sur moi qui suis plutôt hermétique à ce format.

Conte fantastique, récit d'un réalisme décalé, mais aussi science-fiction, chacune des nouvelles a sa singularité avec quelques thématiques récurrentes : le rapport de l'homme à la nature, à la technologie, le rôle de la religion pour soumettre les hommes, l'emprise du temps et la mort sont des thématiques très présentes.

L'acmé de la relation entre l'Homme et la faune et la flore se trouve dans deux nouvelles : le récit intitulé Les enfants verts, conte se déroulant au 17ème siècle, dans lequel l'auteure invente des personnages imaginaires, des enfants sylvestres et sauvages, tellement en symbiose avec la nature qu'ils en ont pris certains apparats : cheveux sentant la mousse des bois mélangés à des lichens, peau végétale aux tâches vertes. Et celle intitulée le transfugium relatant le départ volontaire d'une femme vers le monde sauvage (et à quel prix…). Ces deux nouvelles sont fascinantes, la première en prenant l'aspect d'un conte et la seconde en développant une ambiance étrange et oppressante dont on ne comprend la signification qu'à la toute fin…Ce sont sont mes préférées. Les deux portent en elles des germes d'espoir jaillissant dans notre rapport revisité avec la nature, si tant est que cela soit encore possible. Elles permettent de prendre conscience de l'importance de l'interaction entre les humains et leur environnement.

« le monde sauvage. Sans êtres humains. Nous ne pouvons pas le voir car nous sommes des humains. Nous avons choisi de nous en distancier et, désormais, pour y revenir, nous devons changer. On ne peut pas voir ce dont on est exclu. Nous sommes prisonniers de nous-mêmes. C'est un paradoxe. Une perspective de recherche intéressante, mais également une erreur fatale de l'évolution : l'homme ne voit jamais que lui-même ».

Le rapport au temps et la présence subtile de la mort, ou plutôt des morts, se retrouvent dans de multiples nouvelles d'un réalisme décalé dégageant une ambiance particulière, nostalgique, très mélancolique, parfois désuète : dans celle, fascinante, des bocaux dans laquelle nous nous demandons si une mère ne s'est pas vengée de façon posthume de son fils qui n'a eu aucun respect pour elle de son vivant ; ou encore dans celle des coutures dans laquelle un homme, après la mort de sa femme, découvre que le monde a changé de façon absurde : les chaussettes ont toutes une couture partant de la pointe du pied au talon, les timbres sont ronds…La nouvelle intitulée le coeur nous montre l'histoire d'un couple de retraités à la vie toujours rythmée de la même manière mais dont la routine va rencontrer des accros lorsque le mari va se faire greffer un coeur et ressentir des sensations très étranges et se poser des questions existentielles.

La nouvelle La montagne de tous les saints est surprenante : pendant toute sa lecture, je ne savais pas où voulait en venir l'auteure jusqu'à la chute éclairant d'une belle lumière l'ensemble. Nous y voyons une scientifique âgée et malade, mondialement connue pour la mise au point d'un test psychologique, le Test des Tendances Évolutives, permettant de prédire le futur, qui est ici amenée à l'appliquer sur des enfants adoptés, à la demande d'un Institut suisse. Nous découvrons à la toute fin la véritable raison de l'étude menée. Personnellement, je n'ai rien vu venir…C'est là encore le signe d'une nouvelle réussie !

« La prieure me racontait tout cela en me montrant les divers recoins du couvent. Je la suivais, sensible à l'odeur dégagée par son habit – il sentait ces armoires où de petits sachets de lavande sont accrochés depuis des années. Dans un agréable sentiment de sécurité, j'étais prête à la laisser me convaincre de passer ici le temps qu'il me restait à vivre, au lieu de poser des électrodes sur les têtes des gosses. Il me semblait que, autour d'elle, l'air vibrait comme si elle était nimbée d'une auréole de chaleur ».

Enfin, mentionnons quelques nouvelles plus futuristes : La visite qui met en valeur la vie en « famille » de quatre femmes strictement identiques -nous devinons qu'elles sont clonées - qui peuvent être débranchées une fois leur mission accomplie au sein du collectif, collectif appelé un egoton, et qui sont étrangement perturbées par la visite d'un voisin venant en duo...Ou encore le calendrier des fêtes humaines où nous découvrons une ère future post-plastique dans laquelle l'âge de fer est revenu. Dans les deux cas c'est un futur glaçant, sombre et très inquiétant.

La plume d'Olga Tokarczuk est un ravissement et enveloppe de beauté délicate les multiples réflexions auxquelles mènent ces différentes nouvelles.

« le soleil s'incline vers le couchant et elle voir alors un spectacle inouï : les frondaisons de la forêt du nord, inondées d'une lumière orange, semblent de gigantesques candélabres se reflétant dans l'eau. La nuit arrive. Elle voit la pénombre sourdre des racines des arbres, des pierres du sous-bois, émerger des profondeurs du lac. Les formes aiguisent soudain leurs arêtes, comme si les choses voulaient prendre encore une fois conscience de leur propre existence avant de s'évanouir dans les ténèbres. Les bougies des arbres s'éteignent et, d'on ne sait où, arrive un air froid qui annonce la nuit ».


L'auteure polonaise, Prix Nobel de littérature, nous offre avec ce recueil un bouquet d'histoires où le bizarroïde est décliné de diverses façons, mélancolie et noirceur imprégnant chaque pétale d'une senteur bien particulière et d'une beauté étrange, veloutée, permise grâce à une plume renversante de beauté…

« Sous nos pas, le parquet grinçait, nos mains frôlaient les courbures lisses des rampes et des poignées de porte qui, au fil des siècles, étaient devenues le complément du creux de la main ».





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