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Critique de gavarneur


Après la quatrième de couverture et le long sous-titre : "OU LE GRAND VOYAGE À TRAVERS SEPT FRONTIÈRES, CINQ LANGUES, TROIS RELIGIONS ET D'AUTRES MOINDRES, RAPPORTÉ PAR LES DÉFUNTS, LEUR RÉCIT SE VOIT COMPLÉTÉ PAR L'AUTEURE SELON LA MÉTHODE DES CONJECTURES PUISÉES EN DIVERS LIVRES, MAIS AUSSI SECOURUES PAR L'IMAGINATION QUI EST LE PLUS GRAND DON NATUREL REÇU PAR L'HOMME", qu'ajouter?

Je reprends rapidement le sujet : un personnage historique que certains (dont lui-même?) ont pris pour le Messie. Il change de nom toutes les 300 pages, il connaît la gloire, la fortune et la misère, je ne sais même plus s'il est né en Pologne ou en Turquie, tant lui et ses envoyés parcourent l'Europe. Bouffon au début, adulé, craint, puni, riche, endetté, il est vraiment protéiforme.
Mais si ce n'était pas lui le sujet? Si le sujet était la Pologne éternelle -et sa place changeante en Europe- , ou la situation des juifs en Pologne dans la seconde moitié du 18ème siècle, ou une histoire complètes des religions européennes et méditerranéennes?... En mille pages, trente et un chapitres, sept livres, des dizaines de personnages bien caractérisés, au moins deux narrateurs extraordinaires Olga Tokarczuk nous raconte un grand voyage, mais aussi beaucoup d'histoires et de vies, grâce à un long travail érudit, mais aussi une imagination d'autrice (voyez le sous-titre).
Il y aurait tant à dire : voyez par exemple la critique de Creisifiction, surtout pour tous les aspects liés à la religion juive et sa mystique, et pour l'histoire du peuple juif en Europe. Je vais me contenter de quelques points, parmi ceux qui m'ont marqués dans cette épopée fascinante.

Pour commencer : j'avais gardé, lisant Isaac Bachevis Singer, l'impression de deux populations complètement séparées (juifs et non-juifs) dans les villages d'Europe de l'est jusqu'au début du 20e siècle. Olga Tokarczuk renforce d'un côté cette impression en soulignant la difficulté de communication liée à l'emploi de langues différentes, mais elle rappelle par ailleurs que les juifs, marchands et banquiers, étaient aussi indispensables au fonctionnement de l'économie en Pologne comme en Allemagne, en Autriche, etc. D'ailleurs, l'autrice laisse à penser que si la haine contre ce peuple conduit au 18e siècle à des massacres abominables, leur niveau de vie en-dehors des périodes de trouble semble bien supérieur à celui des paysans, à cause du servage. Rien que cela mériterait la lecture de ce pavé.

Ensuite, le fabuleux destin de Jakób Frank, ses voyages, ses délires mystiques, ses aventures... sont prenants du début à la fin. L'humour puissant de l'autrice l'accompagne dans ses voyages et son évolution intérieure, de la farce au mysticisme, à la volonté de richesse personnelle et de rédemption/émancipation de tout un peuple, c'est irrésistible. Personnellement, je n'ai pas de certitude : ce gourou était-il sincère? Son entourage est persuadé que quand tout est pour le pire dans le pire moment possible du monde, alors le Messie va venir. Jakób Frank sait que d'autres, peu avant lui, ont cru être ce Sauveur et ont échoué à sauver leur peuple ; il passe par des crises mystiques et élabore des discours qui convainquent ses fidèles qu'il est ce Messie final. Croit-il à ces délires? Il doit s'opposer aux lois et aux croyances dans lesquelles il a grandi, mais croit-il vraiment qu'il faut en prendre le contrepied absolu? Croit-il vraiment à une totale liberté sexuelle ou en accorde-t-il des morceaux à ses disciples pour s'en garder l'usage absolu comme bien des gourous du 20e siècle? Son instauration d'un partage complet des biens, dont il montre l'exemple en se contentant d'un ascétique minimum est-il complètement incompatible avec son goût ultérieur pour une richesse ostentatoire et la fréquentation des dirigeants des nations? En lisant avec grand plaisir ces aventures invraisemblables, et pourtant réelles, je songeais fréquemment aux mouvements sectaires de notre époque, aux frasques de quelques gourous de naguère, et parfois au fait que les mormons, par exemple, aient autorisé la polygamie, au moins au début, dans le but inavoué d'attirer des fidèles.

Finalement, en soutien aux nombreuses histoires qui se déroulent presque en parallèle (se rencontrant donc avant un temps infini), Olga Tokarczuk emploie plusieurs narrateurs passionnants. L'une d'eux, Ienta, est dans une situation exceptionnelle, que je me garde bien de révéler, qui fait d'elle l'incarnation du rêve d'un auteur de roman : le narrateur omniscient. Elle permet aussi d'introduire des situations et des titres de chapitres poétiques, comme "Ienta dort sous l'aile de la cigogne". Les titres des chapitres sont d'ailleurs souvent des petits bijoux d'humour ou de poésie.

...je viens de relire la table des matières, et je renonce. Même en une dizaine de pages, je n'arriverais pas à dire tout ce que j'ai aimé dans ce maelstrom littéraire. Ne vous inquiétez pas de la longueur de l'ouvrage, il se lit assez vite et n'est jamais lassant : vous allez découvrir tant de mondes, de femmes et d'hommes, du miséreux à l'empereur, en passant par les mystiques et les hommes d'église ambitieux et hypocrites, que vous ne vous ennuierez jamais, souriant ou réfléchissant avec plaisir.
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