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Critique de gege1968


Les trois nouvelles réunies ici explorent le thème de la possibilité (ou de l'impossibilité) du bonheur conjugal. C'est d'ailleurs le titre que porte la première d'entre elles, dont le ton est pourtant très différent des deux suivantes, bien plus sombres.
La sonate à Kreutzer, sans doute la plus connue des trois, est une condamnation sans équivoque de l'amour charnel, sous toutes ses formes, donc même au sein du mariage. On peut se demander si Tolstoï était sincère quand il prônait la chasteté, alors qu'il était lui-même père de treize enfants. Cela fait immanquablement penser à Rousseau qui dissertait sur l'éducation des enfants peu après avoir confié les siens à l'assistance publique ! Sans disqualifier complètement leurs propos, il faut quand même reconnaître que ce genre de contradiction n'aide pas à les prendre au sérieux. Je pense d'ailleurs que la morale de l'histoire, avec laquelle chacun s'accommodera comme il l'entend, n'est pas forcément ce qu'il y a de plus intéressant dans ce texte. En revanche, le constat d'origine que fait Tolstoï au sujet de l'inégalité des droits en fonction du sexe est toujours d'une actualité brûlante. Il critique avec force la société de son temps qui considère que seule la sexualité masculine a le droit de s'exprimer avant le mariage, ce qui rend indispensable l'existence de la prostitution, considérée comme un mal nécessaire. Encore ne s'agit-il pas de tous les hommes, car ce sont surtout ceux qui possèdent un rang social élevé qui peuvent s'y adonner. Tout le corps social encourage cette débauche tout en se couvrant les yeux pour ne pas la voir. de leur côté, les femmes sont ravalées au rang d'objet de séduction ou d'instrument de plaisir, à la merci de n'importe quel mariage arrangé. Depuis leur plus tendre enfance, elles se doivent de cultiver leur charme et leur beauté afin de trouver le meilleur parti possible, au prix évidemment de l'abandon de leurs personnalités et de leurs intérêts véritables. Elles réussissent si bien dans leur entreprise que les hommes sont bien souvent trompés par leur beauté, au point de ne pas voir que l'amour peut n'être qu'une illusion. En se montrant préoccupé par la situation des femmes en général, et des prostituées en particulier, Tolstoï était clairement en avance sur son temps. Il prônait l'émancipation des femmes pour mettre fin aux rapports conflictuels engendrés par cette double hypocrisie, allant même jusqu'à condamner toute activité sexuelle, l'humanité dût-elle en périr ! La troisième et dernière nouvelle, intitulée le diable, reprend ce thème de l'impossibilité de rapports conjugaux normaux du fait d'une libido masculine effrénée. Elle se conclut d'une façon tout aussi inattendue, et ce alors même que l'événement à l'origine du drame peut nous sembler parfaitement anodin. On est là face à une sorte de « saut », qu'on ne peut comprendre sans admettre que, pour atteindre au fond des choses, l'auteur aille au plus court.
Le bonheur conjugal est une nouvelle que Tolstoï semble-t-il détestait. Peut-être voulait se dédouaner d'avoir publié un texte qui ne fût pas aussi radical que les autres, ou dont le dessein social ne fût pas aussi clair. C'est pourtant son ambiguïté qui, à mon sens, fait tout l'intérêt de cette nouvelle. Un homme déjà trentenaire tombe amoureux d'une toute jeune fille, qui ne connaît absolument rien de la vie ni des sentiments. Il sait fort bien que s'il l'épouse il devra accepter qu'elle vive comme elle l'entend, de la même façon qu'il a lui-même profité de sa jeunesse quelques années auparavant. C'est un risque qu'il prend, avec le secret espoir que cela ne durera qu'un temps et que leur amour en sortira grandi. Et, en effet, l'engouement des premiers jours, la candeur des premiers instants, le bonheur de l'intimité partagée laissent rapidement place aux premières déceptions. Peu à peu, Maria Alexandrovna se lasse de la vie mesurée et tranquille de la campagne et Serge Mikhaïlovitch l'emmène à Saint-Pétersbourg où elle fait son entrée dans le monde. La capitale, les bals, les compliments et les flatteries, l'attention qu'on lui porte font tourner la tête de la jeune femme. L'amour peut-il résister à une telle crise ? Maria finit par ressentir de l'indifférence à l'égard de son mari et les conjoints commencent à s'éloigner l'un de l'autre. Après avoir traversé toutes les tentations, elle doit se rendre à l'évidence et admettre que la vie de couple ne ressemble en rien à son rêve de jeune fille. Son mari essaie de lui expliquer que l'amour a ses propres périodes, qu'il l'aime toujours autant et que la force antérieure de ses sentiments ne pourra jamais lui être rendue. Comprendra-t-elle que personne ne l'a jamais aimée autant que lui ?
Tolstoï, dans cette histoire, nous montre-t-il que l'amour ne disparaît pas d'un coup, qu'il a des hauts et des bas, que la force du sentiment amoureux peut s'estomper, mais que l'amour lui-même ne disparaît jamais ? Ou bien nous montre-t-il l'inéluctabilité de l'affaiblissement de l'amour, qui n'est qu'une attirance sexuelle momentanée, le mariage une convention sociale destinée à se déliter et à se terminer en crime conjugal ou en simple communauté de vie sans passion, dans le meilleur des cas ? En résumé, le bonheur conjugal existe-t-il ? Pour être honnête, on est bien embarrassé pour répondre à cette question après la lecture de la nouvelle et chacun pourra en tirer sa propre conclusion. En ce qui me concerne, je veux croire que Tolstoï, même s'il s'est renié par la suite dans La sonate à Kreutzer ou le diable, a vraiment envisagé la possibilité du bonheur conjugal. On ne peut que se réjouir de voir que le vieux sage, l'ermite impitoyable des dernières années, ait pu concevoir, dans la force de l'âge, que le secret du bonheur résidait dans une tendresse réciproque. Les époux du Bonheur conjugal ne traversent qu'une crise passagère, que symbolise parfaitement l'averse qui tombe au beau milieu du printemps, bientôt remplacée par un flot de lumière. L'idéal d'un amour permanent, comme au premier jour, nous est inaccessible. Est-ce un aveu de faiblesse que d'y renoncer ? Non, ce qu'il nous faut, ce n'est pas un idéal, mais une conduite accordée à nos forces. Serge l'a bien compris. Sa grande sagesse me touche. C'est un homme magnanime qui ne se souvient pas du mal, quelqu'un de reconnaissant pour tout (le bonheur que nous accorde le destin est trop fragile et parfois fugace), capable de pardonner et de ne pas se souvenir des mauvaises choses, d'aimer pour rien, juste pour aimer. Sa jeune épouse finit par comprendre qu'il est vain de chercher à retrouver l'amour fou des premiers jours. L'amour passionnel doit nécessairement entrer dans une nouvelle phase, fondée sur le respect réciproque et l'amour des enfants. Est-ce avouer sa faiblesse que de substituer une infinie tendresse à cet amour originel ? Je ne crois pas et sans doute beaucoup de gens autour de nous éprouvent ce sentiment, bien heureux de vivre avec celle ou celui qui partage leur vie, dans un amour à notre mesure. Je le prends comme un texte sur la générosité et la tendresse qui sous-tendent toute union profonde.
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