- Les gens ordinaires ont perdu toutes leurs illusions. Et c'est bien normal, avec e qu'ils subissent au quotidien. Comment veux-tu qu'ils ne soient pas blasés, écœurés, dégoûtés ? Le monde est devenu tellement laid, avec toutes ses injustices et ses inégalités. Toutes les valeurs ont foutu le camp. La déception est partout : les politiciens ne tiennent jamais leurs promesses, les capitalistes cultivent le profit à outrance et ne pensent qu'à leurs seuls intérêts, presque tous les travailleurs se font exploiter sans avoir en retour la considération qu'ils méritent, les religions n'ont jamais apporté de réponse, il y a de plus en plus de crimes et d'actes de violence, on continue de détruire notre planète tout en sachant très bien qu'il faut à tout prix faire machine arrière... Je vais m'arrêter là, mais la liste est encore longue.
- Et tu penses qu'il y a une solution ?
- A part quelques cas désespérés qui ne cesseront jamais d'être profondément égoïstes, je pense que la grande majorité des hommes peut être sauvée de ce désert moral. Il faudrait replanter dans les mentalités les valeurs du vivre-ensemble, pour sortir de l'individualisme dans lequel on s'est peu à peu enfermé. Cultiver des notions telles que l'entraide, la solidarité, l'altruisme, la fraternité, le désintérêt, la gratuité, le don, la générosité, l'indulgence, la tolérance... Et alors, l'homme croira de nouveau en l'homme.
Il n'avait aucune idée du train dans lequel monter pour continuer le voyage de sa vie.
– Georges a été notre quatrième joueur pendant des années. Il est décédé il y a cinq jours.
Antoine sembla choqué. Pour éviter que la situation s’enlise dans l’embarras, Eric plaida le fatalisme :
– C’était son heure.
Mais cette plaidoirie ne désarma visiblement pas le désarroi d’Antoine.
– Il avait quatre-vingt-douze ans, précisa Alain. Moi, je signerais de suite pour arriver jusqu’à cet âge-là et dans le même état de conservation que lui.
Cette précision n’eut pas l’effet escompté, alors Marcel, impatient de jouer, alla droit au but :
– Ce n’est pas parce qu’on joue avec quelqu’un d’autre qu’on l’oublie. Il est encore présent dans nos cœurs. Et il le sera toujours. Mais la vie doit continuer… Je broie assez de noir chez moi, tout seul, alors quand je viens ici c’est pour me changer les idées. À mon âge, tu sais, il vaut mieux ne plus perdre de temps. On se jette sur l’essentiel comme un lion sur une gazelle.