De Tijuana, on ne voit qu'une seule rue, celle où se déroule la vie nocturne, où à un cabaret succède un bar, au bar une boutique de curiosités en toc, à la boutique un autre cabaret à celui-ci un autre bar, au bar à un hôtel, à l'hôtel encore un bar et encore un cabaret.... Quand on sort, on ne veut plus rien voir, et quand on n'en sort pas, on ne veut plus rien voir d'autre... La vie est chère et l'argent circule à toute allure.
— Arrêtons, Morgado. Je sus venu avec le drapeau blanc, des intentions pacifiques.
— C'est ce que vous avez dit à Géronimo et tu sais ce qui est arrivé.
— Et c'est ce que vous dites, vous, les mexicains, aux Indiens du Chipas, et tu sais ce qu'il leur arrive, répliqua Harry. Rien ne vous sert de leçon, à vous non plus. À toi moins qu'à tout autre. Je me trompe ?
Morgado dut reconnaître qu'il en allait bien ainsi, que pour chaque enseignement reçu, il en rejetait trois.
Enfoirés de gringos, grommela Blondie. Toujours à nous considérer comme des sauvages. Des brutes. Des bêtes. Et eux ? Ce sont des petits saints ? De purs et durs tueurs en série, oui, voilà ce qu’ils sont, des cinglés de mes deux
- Combien de temps a-t-il passé en taule ?
- Je ne sais pas. C’est pour ça que je t’ai filé le bouquin. Mais j’ai l’impression qu’il n’y est pas resté longtemps. Quelques semaines, ou quelques mois. Je me souviens que c’était sous la présidence de Miguel Aleman, quand le pot-de-vin était un dieu omniprésent.
- Etait ? demanda Morgado.
Cette fois, il n’obtint pas de réponse.
- Ecoutez maître, dit Leobardo sans se départir de son air austère, à Tijuana, les agressions, les vendettas, les règlements de compte, les crimes sordides, passionnels ou corporatifs sont monnaie courante. Ça ne date pas d’hier. Depuis la fondation de notre bien-aimé trou-à-rats, il en est toujours allé ainsi. Mais, vous êtes bien placé pour le savoir, il y a crime et crime. Ceux qui apparaissent au grand jour tels qu’ils se sont produits, et ceux qui restent dans l’ombre mais sont connus de tous et dont tout le monde parle. Vous me suivez ?
Et si ce que je trouve ne te plait pas?
- Burroughs a lui aussi été un pionnier dans ce domaine, fit Leobardo, sourire aux lèvres ; un des premiers à considérer la vie comme une horreur et à ne pas détourner le regard, ni à reculer quand il s’est agi de lutter pour vivre sous l’empire de ses démons.
[…]
- Qu’ils sont beaux, vos mots, Leobardo : l’horreur, la violence, l’empire des démons ! Mais ils ne restent pas toujours sur le papier, dans une boîte. Ces idées-là, je les ai vues incarnées dans des hommes et des femmes qui ont tués et ont été tués. Il m’est aussi arrivé de les entendre, les voix de ces démons, et peut-être ne savez-vous pas combien c’est excitant de faire ce qu’elles réclament : le plaisir, la douleur, le dégoût, tout à la fois, d’un seul trait.