Quand vint son tour, Maya tendit son passeport à la réceptionniste. « Mademoiselle Wiesberg. » La jeune fille lui adressa un sourire de bienvenue. « C’est un honneur de vous avoir parmi nous à Montgomery, dit-elle. Je vous ai réservé une très belle chambre, l’une de nos plus agréables. Toutes nos chambres ont des cheminées, ce qui peut-être plaisant le soir, si vous le désirez. Vous pouvez naturellement nous appeler à toute heure si vous avez besoin d’aide pour allumer le feu. Nous servons le dîner à partir de six heures. » Elle désigna une salle élégante dans le dos de Maya. « Et si vous souhaitez des conseils pour les excursions, n’hésitez pas à nous solliciter. »
Maya regarda autour d’elle et aperçut au loin un lac turquoise de l’autre côté de la montagne. Grand-mère avait-elle contemplé cette vue extraordinaire ? Était-elle montée jusqu’ici ? L’incroyable ressemblance n’était-elle qu’une coïncidence ?
Nous avons cette tendance parfois, n'est-ce pas ? Tenter d'effacer les souvenirs douloureux en refusant de les partager, comme si les garder pour nous les rendait moins réels. Pourtant, nous ne les chassons qu'en surface; ils reviennent obstinément.
Elle savait qu’elle ne devait pas attirer l’attention sur elle, mais elle se sentait attirée vers eux, comme la femme de Barbe-Bleue par la porte interdite.
Martha entra dans la pièce et l’étranger se leva aussitôt. Il mesurait un bon mètre quatre-vingts. Les manches courtes de sa chemise blanche découvraient des bras musclés, son short des jambes robustes, avec des chaussettes hautes que gonflaient ses mollets. Avec son corps athlétique et sa haute taille, il paraissait avoir au moins deux ans de plus que les jumeaux.
– Voici Martha, mon autre enfant, dit Mère à l’étranger.
– Heil Hitler, gnädiges Fräulein, dit l’homme.
Martha dut lever les yeux pour voir son visage, tout en lui rendant son salut. Il était très blond et ses yeux étaient d’un bleu perçant.
Elle ne put s’empêcher de penser qu’il représentait le parfait modèle hitlérien de la race aryenne.
- Merci, dit-elle avant de descendre.
- De quoi ?
- De m'avoir fait comprendre que je n'étais pas seule dans ce monde.
C’était si stimulant de voir une idée se matérialiser sous ses propres yeux, de devenir une artiste même pour un bref moment. Comme les auteurs qui voient leurs histoires prendre vie sur les pages, voire parfois à l’écran. Elle se promit que, durant sa prochaine année à Schwabing, elle profiterait de la moindre occasion pour s’imprégner du dynamisme artistique qui y régnait. Dans son esprit, Schwabing était une ville dans la ville, une enclave qui échappait aux règles cruelles de ce monde.
Elle adorait Schiller, Goethe, Lessing et Fontane. Mais ceux qui la fascinaient le plus étaient quelques-uns de ces romans qui avaient été inscrits dans les schwarzen Listen, en 1933, les fameuses listes noires. Des livres dont beaucoup avaient été écrits par des écrivains juifs, des titres qui étaient considérés comme « non allemands » : les romans de Bertolt Brecht, Thomas Mann, tous les livres d’Erich Kästner, avec lesquels elle avait grandi, Dans un pays étranger de Hemingway, Martin Eden de Jack London. Elle les avait tous lus et relus, jusqu’à ce que les pages commencent à se détacher. C’était sa manière d’aborder un univers en dehors du sien.
Elle avait toujours su que ces secrets n’avaient fait que sommeiller. Ils avaient fini par se réveiller et revenaient la hanter.
La majorité de la population semblait s’en réjouir, on discutait librement dans les débats télévisés des causes de la séparation : la guerre, bien sûr, ce chapitre tragique.