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Critique de HenryWar


Toute société qui se réclame de quelque profondeur a besoin d'une certaine somme de penseurs, intelligences littéraires, solitaires, régulières, qu'elle devrait prendre pour exemples, dont la voix, si distanciée qu'elle est intempestive, modère ses ardeurs improvisées et s'attache, par le fond et par la forme, à instruire un ordre au moyen de spirituelles valeurs. Ces hommes, qu'une modulation stylistique associe au repos mais qu'une effervescence mentale rapporte à l'insatiable volonté d'inédit, placent dès leur vivant l'écriture dans une temporalité posthume, leurs écrits leur requérant tant de travail et des parachèvements qu'ils s'avèrent peu compatibles avec la soif du grand public pour des papiers uniquement ludiques et surprenants, en sorte qu'on respire en ces pages une fragrance de postérité et d'essentiel où je n'attribue, moi, nulle senteur de vieillerie languide et qu'il faut nettement distinguer d'avec elle ; ce ne sont pas des textes de vieillards et ampoulés faits pour l'illusion de la hauteur selon une certaine saveur morale qu'on impute aux haleines lentes et moribondes, textes n'apportant nulle innovation et s'essoufflant en poses grises – des ennuis « sages ». On respecte trop d'emblée ces autorités au prétexte que leurs poussières, sentant le renfermé, sont vénérables ; or, pour qu'elles méritent l'autorité, il faut le moindrement de concerner la vie, mais leur littérature est tout entière pour la stagnation, pour le ressassement stérile, et pour – la mort.
– Feuilletant ce recueil après l'avoir lu, je trouve bientôt, sans avoir songé au préalable aux correspondances de ce que je ne m'apprêtais pas encore à écrire : « On voit d'importantes publications, des revues (jadis très vivantes) d'au-delà les frontières, qui sont remplies maintenant d'articles d'érudition insupportables ; on sent que la vie s'est retirée de ces recueils, qu'il faut cependant faire semblant d'entretenir la vie intellectuelle. » (page 231) – n'est-ce pas ce que j'écrivais récemment, au sujet d'un certain magazine ? –
Nombre d'auteurs, philosophes, poètes, considérés à tort comme des classiques parce que « universels » en la cadence appesantie et comme caduque de leurs piétinements ne furent que d'involontaires ou astucieux esprits qui eurent le goût d'imiter un parfum terreux – je pense notablement à Pascal, et à d'autres que je me suis abstenu de lire en entier. Emprunter la pâleur reculée du défunt, se maquiller de cendres, et s'arroger la victoire de l'aïeul que le rite ordonne à la place d'honneur, affecter la raucité égrotante d'une gorge de péroraison à dessein d'occuper le siège du simulacre qu'autrui se défend par prudence de contester, obtenir la faveur d'être la statue inutile au bout de la table qu'un usage ignore encore bien plus qu'il ne considère, c'est l'objectif ultime de ces Immortels qui peuvent prétendre à l'insigne satisfaction d'avoir toujours été jugé à part parce qu'ils n'ont jamais été en rien dans une société ni même dans une existence, ou alors seulement dans un rôle. Je réprouve ces figures de porcelaine d'aspect hiératique mais si fragiles qu'on les éraille en les époussetant – comme je fais en les commentant après les avoir lues.
Or, Valéry, dont le flegme rigoureux et la portée visionnaire font penser à Tocqueville, est de ces rares êtres détachés de mode, pourtant impliqués de réflexion, dont la posture critique se situe en même temps dans l'intériorité et le progrès, c'est-à-dire, pour ainsi dire, dans et au-delà de l'existence, jamais en-dehors d'être. J'entends que sa parole est généralement profonde et utile, que son propos est de préoccupation et non de contemplation, qu'on sent dans la plupart de ses articles l'esprit qui s'efforce à des mises au point nouvelles et se risque à des prédictions, suivant une manière, peut-être un peu pompeuse surtout par souci d'exactitude, qui ne s'attache ni au heurt ni à la réclame – c'est peut-être aussi, en quelque sorte, un défaut d'engagement, une forme de lâcheté (ne pas « ferrailler », s'en tenir aux tons de conciliation et d'hypothèse, prudent et cérémonieux). Je crois que Valéry ne voulait rien devoir à une façon d'aventurer des propositions dont la réalisation eût été secondaire par rapport à l'effet d'audace et de prétention.
Voici l'un de ces derniers attachés à la vérité contemporaine, à la vérité de son temps, homme patient et moins complaisant que ce que son timbre de doute obséquieux peut faire entendre. Sa sagacité est claire, méthodique, rationnelle, posant ses observations acérées en formulations plus inattaquables que conciliantes, en synthèses redoutables et incontestables, sur la politique moderne et parlementaire par exemple comme dans :
« le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion d'ordre d'importance des questions et de l'ordre d'urgence. Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d'avenir par l'immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond et lent par ce qui est excitant. Tout ce qui est de la politique pratique est nécessairement superficiel. » (page 51)
« On ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu'il connaisse. Il faut être infiniment sot ou infiniment ignorant pour oser avoir un avis sur la plupart des problèmes que la politique pose. » (page 52)
Ceci parvient notamment à annoncer, perspicace, sans péremptoire, l'ère prochaine de la spiritualité en péril, abîmée par l'imprévisible frénésie des échanges et des stimulations (c'est où l'on reconnaît le plus, je trouve, une parenté avec Tocqueville) :
« Je suis près d'en conclure que la liberté politique est le plus sûr moyen de rendre les hommes esclaves, car ces contraintes sont supposées émaner de la volonté de tous, qu'on ne peut guère y contredire, et que ce genre de gênes et d'exactions imposées par une autorité sans visage, tout abstraite et impersonnelle, agit avec l'insensibilité, la puissance froide et inévitable d'un mécanisme, qui, depuis la naissance jusqu'à la mort, transforme chaque vie individuelle en élément indiscernable de je ne sais quelle existence monstrueuse. » (page 70)
« Parmi les victimes de la liberté, les formes, et dans tous les sens du terme, le style. Tout ce qui exige un dressage, des observances d'abord inexplicables, des reprises infinies ; tout ce qui mène, par contrainte, d'une liberté de refuser l'obstacle à la liberté supérieure de le franchir, tout ceci périclite, et la facilité couvre le monde de ses oeuvres. Une histoire véritable des arts montrerait combien de nouveautés, de prétendues découvertes et hardiesses ne sont que des déguisements du démon de la moindre action. » (page 72)
« La liberté dans notre temps n'est, et ne peut être, pour la plupart des individus, qu'apparence. Jamais l'État le plus libéral par l'essence et les affirmations, n'a plus étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les vies. Davantage : jamais le système général de l'existence n'a pesé si fortement sur les hommes, les réduisant par des horaires, par la puissance des moyens physiques que l'on fait agir sur leurs sens, par la hâte exigée, par l'imitation imposée, par l'abuse de la « série », etc., à l'état de produit d'une certaine organisation qui tend à les rendre aussi semblables que possible jusque dans leurs goûts et dans leurs divertissements. Nous sommes des esclaves d'un fonctionnement dont les gênes ne cessent de croître, grâce aux moyens que nous créons d'agir de plus en plus largement sur les milieux communs de la vie. » (pages 87-88)
« Peut-être faut-il déplorer aujourd'hui l'intervention de diverses causes de corruption de nos moeurs littéraires et de confusion de valeurs. Une littérature vaut ce que vaut le lecteur : tout ce qui diminue celui-ci en tant que sensible à la qualité du langage, capable d'attention soutenue, sceptique à l'égard des jugements qu'on lui veut imposer tout formés, est funeste à la belle tenue des lettres. C'est dire que la publicité commerciale, la facilité et la rapidité des spectacles composés d'images directes, l'institution des prix littéraires, le désir de faire impression par la seule surprise, d'agir par le neuf à tout coup, par le choc des termes et les rapprochements abrupts, enfin la multiplication des ouvrages, ne sont pas des conditions toutes favorables à la formation du public le plus sensible aux délicatesses et aux profondeurs de l'art. l'époque ne sait plus prendre la peine de jouir. » (pages 178-179)
Sa révolutionnaire clairvoyance reconnaît, avec une sorte de courtoisie accusatrice, ce que nos sciences humaines, surtout l'histoire, manquent de méthode et d'objectivité :
« Me résumant mes impressions, je me disais qu'une partie des oeuvres historiques s'applique et se réduit à nous colorer quelques scènes, étant convenu que ces images doivent se placer dans le « passé ». Cette convention a de tout temps engendré de très beaux livres ; et parmi ces livres, il n'y a pas lieu de distinguer (puisqu'il ne s'agit que du plaisir ou de l'excitation qu'ils procurent), entre ceux de témoins véritables et ceux de témoins imaginaires. Ces ouvrages sont parfois d'une vérité irrésistible ; ils sont pareils à ces portraits dont les modèles sont poussière depuis des siècles, et qui nous font toutefois crier à la ressemblance. Rien, dans leurs effets instantanés sur le lecteur, ne permet de distinguer, sous le rapport de l'authenticité, entre les peintures de Tacite, de Michelet, de Shakespeare, de Saint-Simon ou De Balzac. On peut à volonté les considérer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs. (page 12) »
Autant de propos qui, pour sévères, sont étayés avec une scrupuleuse considération, si irréfragables que les conclusions en paraissent presque encore de l'indulgence : Valéry, c'est la stratégie du sapeur distingué, dons les fissurations iconoclastes se dissimulent sous une langue élégante qu'on peine à honnir et à contester, parce que la bienveillance, la condescendance, en masque l'écrasant éclair.
Mais on sent néanmoins l'homme qui s'inquiète, qui travaille et qui scrute : regard serré, puissance et agilité, qui s'entretient la pointe et l'esprit en écrivant, qui se détermine à être en pensée, qui s'enrichit de ce qu'il déduit, pour qui le partage est accessoire, qui se préoccupe peu d'être entendu par d'autre que lui-même, et qui cependant respecte tant la haute prestance de son devoir qu'il ne fait pas défaut, pour ainsi dire, de se vouvoyer l'âme.
Je soupçonne que c'est particulièrement dans les essais de Valéry qu'il faudra chercher des pièces de génie – probable que beaucoup a été négligé dans ses milliers de pages de cahiers, comme cette réflexion sur le peu de fondements de l'histoire et dont l'histoire même, que je sache, ne s'est guère inspirée, n'ayant pas conduit de réforme depuis plus d'un siècle qu'existe l'article. Je redoute que la poésie, ainsi que les proses plus introspectives – il faudra cependant que je tente –, soient destinées à l'écueil d'une contemplation de longue vacuité ou de joli style, car Valéry me semble d'un exercice trop ponctuel, selon ce que j'ai déduit – on perçoit assez les passages où il écrit, où il se sait écrire, où il écrit en attendant d'écrire, où l'écriture devient un rituel consciencieux au lieu d'une nécessité d'exprimer l'Important –, pour ne pas tendre à certaines Lettres empesées, dont on sent ici parfois, dans la tonalité d'articles de circonstances et manifestement de commande, la solennité superfétatoire, mais au moins, dans la forme même de l'article, toujours propre à inspecter au-delà. Ce regard pénétrant est ce qui risque de ne pas se rencontrer impératif dans d'autres genres, en ce que, dans l'essai, l'exigence de progression est constitutive de sa qualité même et conditionne le flux de l'auteur : il faut, en somme, avoir quelque chose à dire, ou l'écrivain, suffisamment attentif et expérimenté, se sent décrocher et décliner, se méprise et se corrige aussitôt. Je suppose surtout que Valéry fût bavard par défaut de sélection : il avait besoin d'écrire, c'était son usage, façon d'engagement d'esprit, maintien intellectuel, dépassement perpétuel, mais si l'article contraint à une progression des idées dont la paralysie se voit et s'accuse, autant la poésie peut vite revenir à un désoeuvrement quand elle s'impose comme une habitude – on fait ainsi des pièces de pur raffinement sans avoir à trouver de message bien personnel à transmettre. Il y a en cela de l'enfant sage dans la sage maturité de Valéry, du scolaire qui se démêle mal du stellaire, que je situe en sa disposition à une « manie » de l'écriture sans en envisager l'utilité et donc en mesurer la hauteur – il écrit sans distinction autant de choses grandes que petites, et les petites, qui ne sont certes jamais minuscules, sont atermoyées pour le résumé qu'on en peut faire, et plus qu'il n'en faudrait si l'acuité de l'auteur rapportait à l'importance des écrits l'abondance des moyens : il y a déjà dans cet ouvrage des disproportions sensibles, et, j'ose dire, quelques essais entiers qui, pour élégants et précis, ne font presque pas de révélation et se contentent de délayer une pensée à laquelle quelque forme d'aphorisme, plus lapidaire et ferme, conviendrait mieux, et, d'ailleurs, que plus nettement elle rigidifierait.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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