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Critique de Woland


La Fiesta del Chivo
Traduction : Albert Bensoussan, lequel remercie Lauro Capdevila pour sa "Dictature de Trujillo" chez L'Harmattan en 1998, ainsi qu'Anne-Marie Casès pour sa relecture du manuscrit achevé

ISBN : 9782070314126

Le continent américain, surtout en ce qui concerne sa partie centrale et ce que l'on nomme communément "l'Amérique du Sud", reste à nos yeux, plus peut-être qu'un autre pays au monde, lié au mot et à l'univers de la "dictature." C'est que, bien avant que les premiers hommes blancs n'apparussent aux yeux d'un Moctezuma épouvanté à l'idée que la Prophétie du retour de Quetzalcoatl était en train de se réaliser, annonçant la fin de tout pour lui et son peuple, le continent n'avait connu que cela comme régime. Oh ! certes, à l'époque, personne n'aurait songé à utiliser le terme, ni ceux qui l'imposaient, ni ceux qui la subissaient, mais le fait était bien là.

La prise en main de cette partie du continent par les Espagnols et les Portugais n'allégea en rien le phénomène, bien au contraire. Simplement, si le mot "dictature" n'apparaissait toujours pas sauf dans les milieux franchement révolutionnaires, on parlait de monarchie et même de monarchie impériale avec l'Empire du Brésil - et l'éphémère Empire du Mexique qui faillit bien passer et demeurer sous la coupe des Habsbourg.

A la fin du XIXème siècle et avec le prodigieux effort technologique du XXème, où l'on vit la Dictature (de gauche et de droite) s'établir à l'aise sur le vieux continent européen, le phénomène explosa enfin. Obnubilés que nous sommes encore par Lénine, Staline et Hitler et par nos deux guerres mondiales qui permirent à l'Asie d'accéder au Club des Dictateurs Sanguinaires et Monomaniaques par le biais, entre autres, d'un certain Mao Tsé-tung (oui, j'écris selon l'ancienne orthographe, et alors ?) , nous abandonnâmes à son destin l'Amérique latine. Surtout que "veillait" sur elle un "Grand Frère" qui avait fait partie du clan des Vainqueurs en 1945, les USA. Tout ce qui venait des USA était bon, tout ce qui venait des USA était bien : ils ne feraient donc que du bien à l'Amérique latine. Il n'y avait que l'URSS pour bramer haut et fort le contraire mais avec de tels excès verbaux qu'ils en perdaient beaucoup en crédibilité. Coups bas, mensonges et espionnite aiguë présidaient aux relations entre les deux grandes puissances et, de nos jours, ce ne fut que très lentement, après l'écroulement du Mur et certains changement géopolitiques sans oublier le réveil de certaine religion dans certains pays parmi les plus pauvres et les moins instruits de la planète, que la vision occidentale commença à changer.

Dictateurs, nos amis, les USA ? Oui. Incontestablement oui.

Aujourd'hui, leurs "Pères Fondateurs" se refuseraient à les reconnaître comme leurs dignes descendants et nous n'ignorons plus l'essentiel du rôle que, avec leurs multiples façons de tricher, ils sont parvenus à jouer dans le chaos qui menace aujourd'hui notre société. Que l'on aime ou pas la culture américaine - et Dieu m'est témoin : je l'aime et la vénère sauf les hamburgers ;o) - on ne peut que constater le fait : les gouvernants US sont tombés trop bas pour se rendre compte qu'ils ne peuvent installer le "1984" imaginé par le Britannique George Orwell sur l'intégralité de la planète. Laissons-les l'admettre à leur plus grand ahurissement (et sans doute au prix de leur actuelle domination) et revenons à "La Fête au Bouc."

En effet, toutes les tentatives révolutionnaires (qu'on sympathise ou non avec le communisme, Marx & C°, ce qui est loin d'être mon cas ) qui prirent naissance sur le continent latino-américain furent bloquées (ou encouragées, selon les moments et les intérêts, et à nouveau impitoyablement brisées) par la Toute-Puissance nord-américaine et ce fut un miracle si, avec la révolution castriste et l'Affaire de la Baie des Cochons, que soutenait en sous-main l'URSS, notre monde n'entrât dans son Troisième Conflit Mondial. Mais les USA ne pouvaient agir seuls et il leur fallait des complices ou / et hommes de paille. Rafael Léonidas Trujillo Molina, dit "El Jefe" [= le Chef], qui avait d'ailleurs été formé chez les marines et que l'on peut tenir, malgré tout, pour un homme d'Etat digne de ce nom, fut l'un de ceux-là. Et un complice lucide.

C'est à ce personnage hors du commun - même s'il reste foncièrement antipathique - et à ses derniers jours, avant son assassinat, le 30 mai 1961, assassinat digne d'un règlement de compte entre gangsters (il faut dire que les USA de Kennedy y étaient impliqués jusqu'au cou) que l'écrivain péruvien Maria Vargas Llosa a consacré sa biographie, romancée et pourtant hautement réaliste, "La Fête au Bouc." ("Le Bouc" était l'un des surnoms de Trujillo, grand amateur de pouvoir et de femmes - des femmes de plus en plus jeunes au fur et à mesure qu'il avançait en âge et que sa prostate réclamait son dû.)

L'écrivain - et c'est cela qui rend son roman si puissant, si authentique - présente les protagonistes de l'affaire sans aucun manichéisme sauf en ce qui concerne le responsable de la Police secrète, le colonel Johnny Abbes. Ramfis, fils aîné (certaines rumeurs affirmaient qu'il était plutôt le rejeton d'un amant que sa mère aurait eu avant d'épouser Trujillo) du tyran, est le "fils à papa-dictateur" type de l'époque comme le prouve d'ailleurs son amitié profonde envers Porfirio Rubirosa, diplomate mais surtout play-boy dominicain qui se fit entretenir par beaucoup de femmes (dont Danielle Darrieux et Barbara Hutton) et dont nul n'ignore le rôle plus que trouble qu'il tint en temps qu'agent plus ou moins secret entre les USA et les dirigeants officiels de l'Amérique latine. Ramfis Trujillo, donc, est marqué lui aussi comme un vrai sadique mais l'ombre de la folie plane sur lui (encouragée par Trujillo ou pas ?) et on ne peut d'autre part lui dénier l'amour sincère qu'il portait à son père officiel ainsi d'ailleurs qu'une intelligence certaine qui fait de ce personnage en principe mou et creux bien plus qu'un alcoolique sans volonté.

Vargas Llosa fait s'entrecroiser deux récits : l'un de nos jours, avec celui d'Uranita Cabral, fille d'un ancien ministre du "Jefe" qui sacrifia la virginité de son enfant à Trujillo alors qu'elle n'avait que quatorze ans, tout cela pour que lui-même parvînt à retourner aux affaires (et, il est vrai aussi, pour faire sortir sa fille du pays afin qu'elle devînt intouchable) et qui se déroule à notre époque (la fillette de quatorze ans est désormais une brillante représentante de la Banque Mondiale qui va bientôt fêter son demi-siècle d'existence et qui s'est interdit tout contact physique, avec un homme ou une femme, depuis sa terrible nuit avec "el Jefe"), et la chronique du complot monté par les antitrujillistes avec la complicité de la CIA et de Kennedy, lesquels redoutaient désormais que le maintien de Trujillo au pouvoir ne provoquât, encouragée par l'image de Castro, une révolution à Haïti. Trujillo le citron avait été pressé jusqu'au dernier pépin, il ne restait plus qu'à la jeter à la poubelle et peu importait comment on s'y prendrait. Peut-être en laissant au pouvoir celui qu'on appelait "le Président-fantoche", nommé par Trujillo lui-même : don Balaguer - un personnage très fascinant, le plus fascinant peut-être même de l'ouvrage ...

De Vargas Llosa, on peut s'attendre à un style recherché mais qui tourne un dos méprisant à la pédanterie et au faux intellectualisme. Il raconte, avec un grand talent, s'essayant à voir clair, lui, l'ancien jeune communiste devenu libéral, dans ce que fut la psyché pour le moins complexe d'un Trujillo né dans une obscure famille de onze enfants et dont on suspectait la mère d'avoir du sang haïtien dans les veines. Certains passages sont somptueux, d'une somptuosité amère et sombre, pleins d'une tristesse qui pleure non seulement sur un pays - Saint-Domingue - mais sur un continent tout entier. Au lecteur de juger, tant la forme (sur laquelle il n'y a, à mon sens, rien à redire) que le fond. Si Vargas Llosa se refuse bien sûr, à l'hagiographie la plus primaire d'un homme qui fut pour l'essentiel un monstre, il essaie au moins de comprendre, au-delà de son narcissisme, une personnalité qui demeure un mystère. Si les USA ont manipulé Trujillo, celui-ci les a manipulés comme il manipulait à peu près tout le monde.

Ignoble, sadique, bourreau de travail, sérieux, compétent, prêt à se battre jusqu'au bout mais comme figé par lui-même dans quelque statue où il s'est enfermé et qu'il ne peut plus défaire, ne fût-ce que pour arracher à l'existence quelques bouffées d'air ultimes, Trujillo se condamne, dès sa jeunesse, à la fin qui l'attend, la nuit, dans un virage, sur une route le menant au plaisir. Ce n'est plus un homme en pleine force de l'âge et le sexe, ce sexe pour qui et par qui il a si bien vécu, ce sexe auquel pouvait parfois (sait-on jamais ?) se mêler une pointe de sentiment, le trahit à son tour et devient pour lui tellement obsessionnel qu'il en perd beaucoup trop de ses réflexes. Quand les USA et les anti-trujillistes abattent l'Idole, ses pieds ne sont plus d'airain mais d'argile. La petitesse d'âme qu'ils ont su exploiter chez celui que veut désormais tuer Kennedy, deux ans avant que lui-même ne trouve la Mort à Dallas, éclabousse des pieds à la tête non les anti-trujillistes (qui se battent et se sont toujours battu pour leur pays) mais ceux qui, après avoir soutenu Trujillo de tout leur pouvoir, y compris dans les pires massacres qu'il organisa ou dont il assuma la réalité effective, pleine et entière, l'ont laissé choir comme une chaussette pourrie et singulièrement répugnante.

Superbe, planant bien haut dans le ciel de la littérature hispanique et péruvienne en particulier, mais aussi veillant au Zénith de l'Histoire du Pérou, "La Fête au Bouc" est l'une des plus fascinantes réflexions littéraires jamais écrites sur la politique, les politiques et les peuples. Lisez-le et découvrez ainsi Mario Vargas Llosa dont, si le reste de l'oeuvre est comparable au plumage noir et sang de "La Fête au Bouc", avec, çà et là, parmi l'éclat de pourpre sombre des caillots figés, l'un de ces éclairs saisissants, typiques des cieux latino-américains, mérite amplement le Prix Nobel que reçut l'écrivain en 2010. ;o)
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