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Critique de Presence


Ce tome fait suite à Roarin' Rick's Rare Bit Fiends #22 (2005) qu'il faut avoir lu avant. Il est paru d'un seul tenant, initialement en 2018, sans prépublication, dans un système d'impression à la demande. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc qui comprend 3 parties distinctes, réalisées par Rick Veitch (scénario, dessins et encrage).

Première partie : The art of Mercurius, deuxième partie, 21 pages. Mercurius a invité Rick dans un vieux théâtre où va être donnée la représentation d'une nouvelle pièce. Les acteurs sont en pleine répétition, tout en se laissant maquiller. Mercurius se prépare un pétard et en tire une bouffée, alors que Rick se dit qu'il a conscience d'être dans un rêve. Il sait qu'il va se défoncer avec son guide. Il se dit qu'il faut absolument qu'il s'en souvienne. Mercurius est appelé dans une autre pièce et Rick en profite pour finir le bâton de Bouddha. Il se retourne pour contempler le mandala en céramique derrière lui, une oeuvre de Mercurius. Il est fasciné par la qualité de cette sculpture, une forme chaotique naturelle, représentant soit un système de tempête, soit une galaxie. Il est littéralement hypnotisé par cette oeuvre d'art. Il éprouve la sensation d'y être aspiré, alors que le mandala se modifie imperceptiblement, l'espace négatif passant en avant, et les reliefs en arrière. Dans un autre rêve, Rick visite le coeur de son imagination. Au centre se trouve une pierre dressée. Au sommet se trouve un bas-relief en forme de disque parfait. Lorsqu'il le touche, il ressent une sensation de calme et de concentration. Est-ce qu'il le touche trop souvent ?

Cette partie constitue la suite d'une séquence de 20 pages présente dans le tome précédent, et mettant déjà en scène Mercurius. Rick faisait l'expérience de contempler un archétype jungien pur, et l'avait relié à la recherche d'un savoir entre la matière et l'esprit, par les alchimistes, et à conviction des gnostiques de pouvoir faire l'expérience de l'esprit créatif au coeur de la nature. le lecteur sait donc que cette deuxième partie va s'avérer aussi onirique, aussi métaphysique et ésotérique. Il retrouve le personnage de Mercurius, dans la séquence de rêve du début. Il sourit à la question de savoir si Rick touche trop souvent la partie sensible non pas de son anatomie, mais du coeur de son imagination, entre masturbation et comportement obsessionnel. Il reprend pied en le voyant contempler une bougie pour focaliser sa méditation. Les dessins sont tous dans un registre descriptif et réaliste, mettant tous les éléments réels comme oniriques sur le même plan d'existence, avec un degré de détails élevés, sans être trop dense. le lecteur ressent que la narration visuelle passe de la réalité au rêve, mélange des éléments des deux niveaux d'existence, tire parti de cet amalgame pour des visuels surprenants, comme le réalisateur qui regarde la vie en se tenant derrière les yeux de Rick, dans sa boîte crânienne. Il est impossible de résister à la sensation de familiarité de ce qui est représenté, et aux effets de glissement qui se produisent vers l'irréel, permettant de passer sans solution de continuité d'un moment vécu dans le réel, à une réminiscence purement onirique.

Pour autant, les brefs cartouches de texte et les rares phylactères de dialogue constituent un fil conducteur solide et clair, établissant un lien logique entre cette pierre dressée avec le disque poli, au phénomène de paréidolie qui se produit en regardant les images se former et se déformer à la surface d'un étang, en passant par des gravures d'alchimistes. de même, il y a une logique narrative qui devient un exposé avec un fil rouge respectant les liens de cause à effet et les transitions. L'habileté narrative de l'auteur est d'une élégance et d'une fluidité extraordinaire, telle que le lecteur ne prend pas toujours conscience du glissement qui s'opère entre les différents niveaux de réalité, permettant des rapprochements singuliers qui deviennent autant d'évidences. Dans le même temps, Rick Veitch déroule le fil de l'exploration et de l'analyse de sa vie intérieure. Après l'introduction avec Mercurius, il revient à la réalité, et raconte comment la lecture de Jung and the Alchemical Imagination (2000) de Jeffrey Raff, psychanalyste jungien, lui a ouvert les yeux sur le sens premier de l'alchimie, sous sa forme première de tradition spirituelle, ayant ses racines dans la philosophie platonicienne. Il retrace alors le cheminement qui part de l'ego prêtant attention aux rêves, pour arriver à une vision partagée entre l'ego, l'âme et l'esprit. Indépendamment de ses propres convictions, le lecteur apprécie cette façon de voir les choses qui ouvre de nouvelles perspectives sur les théories jungiennes chères à l'auteur, avec des prolongements vers l'état méditatif engendré par la contemplation de la nature, en passant par les théories et les commentaires de Terence McKenna (1946-2000, ethnobotaniste), sur l'alchimie. Veitch a bien conscience et exprime le fait que le lecteur peut prendre tout ça pour des élucubrations sans fondement, ce qui n'empêche pas de les interpréter également comme une façon d'appréhender le rapport que l'imagination entretient avec la réalité, et sa capacité à la comprendre.

Pour le lecteur qui a suivi la carrière de Rick Veitch au travers de ses récits de déconstruction des superhéros et de l'analyse de leur mythologie, ainsi qu'au fil de ses oeuvres oniriques, c'est la suite naturelle du voyage qui ouvre des perspectives insoupçonnées dans une bande dessinée d'une richesse et d'une fluidité extraordinaires, preuve exemplaire de la maîtrise de son art par l'auteur. 21 pages exceptionnelles.

Little omens, 21 pages. Cette partie correspond au courrier des lecteurs. Elle commence par une page rédigée par Veitch, évoquant la mémoire de Jeremy Tyalor, expert américain de renommée mondiale sur la science des rêves, avec qui il a régulièrement correspondu. Les pages suivantes contiennent des récits de rêves, pour deux tiers sous forme de texte, et pour un tiers sous forme de dessin ou de bande dessinée. Parmi les contributeurs, le lecteur identifie plusieurs auteurs de comics : Stephen R. Bissette, Mark Bode, Neil Gaiman, Thomas Yeates, John Totleben. L'intérêt du lecteur pour cette partie dépend fortement de sa capacité à accepter la lecture de textes parfois sous forme de récit, parfois non, évoquant des situations parfois décousues, parfois non, ayant une grande signification pour le rêveur qui relate son expérience, peut-être aucune pour lui, si ce n'est de découvrir des scènes oniriques. Toujours est-il qu'il est impossible de résister à la fascination des rêves de Bissette, vraiment trop bizarres.

Lightning in the bottle, 21 pages. Cette partie est annoncée comme étant des extraits des carnets de croquis de l'auteur, période 1996-2004. Pour autant, elle se présente sous la forme d'une bande dessinée avec des cases. Cela commence par une image de diablotin dans les bois, avec une question écrite en dessous de l'illustration : en parlant au garçon-diable, je lui demande s'il n'est pas encore mort. Assis dans son fauteuil, Rick Veitch découvre une annonce en pleine page dans le New York Times, pour une exposition sur les bandes dessinées ayant pour sujet la Kabale. Il y a un tableau de portrait d'un chimpanzé accroché sur le mur, et un artiste y appose quelques coups de crayon décidés, pour le transformer en un portrait très ressemblant de Veitch. Sur une route dans une zone inhabitée, quatre créatures sont en équilibre sur un vélo, mais elles se font attaquer par des individus qui sortent d'une voiture. L'auteur essaye d'aider l'une d'elles et lui demande si elle est un chimpanzé ce qui provoque une réaction d'indignation. Un nouveau pont a été construit qui permet d'accéder au moulin où travaillait le père de Rick. le traversant à pied, il y croise un indien avec une parure cérémonielle, et il lui offre un cigare que l'indien apprécie. le vieil arbre est mort et son tronc massif se retrouve au milieu du lit de la rivière. Rick bondit d'un tronc d'arbre mort vers une jeune pousse, mais il se produit un tremblement de terre et il reste suspendu au milieu des airs, alors que les secousses se propagent sous lui. Il tient dans ses mains une revue avec les premières photographies de l'entièreté de l'univers.

Avec cette partie, le lecteur éprouve la sensation de revenir à la forme des débuts de la série : des séquences non sequitur, des éléments de rêves épars accolés, juste une case ou une image, ou une page de narration séquentielle, des cases qui se répondent à plusieurs pages d'intervalle. Il n'y a pas de logique de cause à effet dans les enchaînements, juste le rapprochement souhaité par l'auteur au gré de sa fantaisie. le lecteur se rend compte que bien qu'il soit conscient de la nature de cette suite de pages, il ne peut pas empêcher son esprit de vouloir y imposer un sens, un schéma de pensées… en vain. Tout en restant dans un registre descriptif, les dessins sont moins fignolés, avec des traits de contour plus lâches, ou moins polis. Au gré des pages, le lecteur se retrouve confronté à des images pour le moins étranges, des visions oniriques : une figure d'équilibriste sur un vélo, réalisée par quatre chimpanzés (parce que, si, ils ressemblent à des chimpanzés), une éruption de volcan dont les retombées finissent par former un arbre représenté comme une gravure de Gustave Doré, une volière serbe avec des oiseaux de dessins animés, un cheval qui marche à reculons, un four à micro-onde (présences des plus incongrues au milieu de tout ce fatras), des pistolets qui poussent sur un arbre, la matière gluante à l'intérieur d'un pneu réchappé, Henry Kissinger se baignant nu dans une citerne en ciment en 1969, une page de bande dessinée italienne, etc. Dans le même temps, sont évoqués en vrac et en passant le père de l'auteur, des tornades, la dépression, Alex Raymond (1909-1956), la maison de Mozart, Roger Moore, l'esprit d'un époux défunt, le venin de serpent, etc. Impossible de trouver un sens à cet assemblage sans queue ni tête, impossible de ne pas être fasciné par cet assemblage qui résiste à toute analyse, à toute logique.
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