La fenêtre russe

Là, parmi les choses et les objets, se déroulait une vie que les chroniques et les histoires ne mentionnent pas, une vie invisible qui n'existe pas sur la lucarne en couleurs de l'écran de télévision. Cette vie n'est pas évoquée dans les journaux, elle ne figure ni dans les livres ni dans les films. Car, même si dans notre maison, il n'y avait pas de crimes ni d'infidélités, même si la vie coulait en apparence de façon tranquille et quasi invisible comme une rivière en plaine, sous la surface, il y avait le bouillonnement des remous, l'obscurité glaciale des grottes sous-marines.
(p. 57)

La pire des prisons est celle que nous bâtissons pour nous-mêmes.

Une petite ville est un intervalle, une pause, une aire de repos. Une petite ville n'existe que pour être quittée. Plus tard, tout n'est que vérification. Les voyages sont la version déçue du seul voyage en nous, le voyage de la fenêtre au fauteuil, de la table au lit.
(p. 73)

Mais comment savoir si la direction est bonne ou mauvaise si nous ne nous lançons pas et si, selon l'expérience de ma mère, une fois au large, nous ne pouvons pas la changer ? Trouver la bonne direction dans la vie est une question de loterie, une question de chance et d'instinct. Je me souviens, ma mère parcourait chaque jour des kilomètres à s'occuper de la maison. Elle avait l'obsession de la symétrie. L'attachement à la symétrie est le premier pas vers l'esclavage, c'est un travers pire que l'alcool ou le jeu.

Partout où je vais, toujours le même spot. Est-il moral de vivre au nord et de manger des asperges ? Ce n'est pas sain d'avoir tout à portée de main. Vivre dans des registres différents. Alors, tu as où aller. Le problème du monde est que tous les lieux sont tombés dans l'horreur de la similitude. Et on ne peut pas aller du même endroit au même endroit.

J'ai classé les photos par ordre chronologique. Au dos des images, les dates et les lieux étaient inscrits au crayon à papier. Mais il manquait les noms des personnes qui y figuraient. Un matin, j'ai disposé les photos côte à côte par terre. Elles formaient une ligne qui traversait tout l'appartement, de la porte d'entrée et du salon jusqu'aux fenêtres de la chambre à coucher. Je marchais pas à pas comme sur une voie. D'une traverse à l'autre. En à peine une vingtaine de pas je parcourais un siècle. Je revenais et marchais de nouveau le long des photographies. Des générations entières étaient là, près de moi, condensées sur une distance de quelques pas.

Ainsi, en marchant dans Belgrade, Rudi vivait dans deux époques, car en se souvenant de détails banals de ses années solitaires dans cette ville, il habitait, en même temps, le passé d’Irena. Dans cette version de la même époque la vie se déroulait en épisodes luxuriants, sans promenades solitaires, lorsqu’il levait le regard vers la construction d’acier, écoutait le vrombissement des voitures, puis prenait le tramway, tournait avec le « deux » autour du centre, tout comme sa vie qui tournait ces années-là, toujours au bord de la réalisation d’une meilleure version. Il passait régulièrement ses examens en germanistique, suivait les cours, avait de nombreuses fréquentations, passait pour un type direct et charmant. Il allait l’après-midi au cinéma quand ce n’est pas honteux d’être seul, quand la solitude est un choix, et non un état permanent. Il haïssait les week-ends et les fêtes parce que alors, comme ce pont proche de son appartement, il s’arc-boutait de manière invisible sous la charge qui lui pesait. Pour ses amis de Belgrade, il était dans la ville ou il avait grandi, et pour ses rares amis là-bas, Rudi vivait la grande vie de la métropole. En réalité, il était comme toujours sur le pont, entre les rives, dans l’attente des jours sans soucis, du bruit uniforme de la vie enfin sur ses rails. Alors, Irena est arrivée.

Jelisaveta avait peur. Mais dans une obscurité totale tout est sain et propre. Alors j'ai abandonné cette habitude de conduire la nuit en fermant les yeux sur l'autoroute, quand elle était à moitié vide. J'étais pourtant allé jusqu'à dix. Dix secondes de conduite dans l'obscurité. Après la mort de Jelisaveta, j'ai recommencé à conduire dans l'obscurité. J'ai repris immédiatement le numéro record : dix... A onze, j'ai perdu connaissance. Et j'ai gagné, pas une mais deux prothèses.

Ce vieux wagon est devenu ma chambre, ville dans une ville, espace dans lequel je parcourais le monde. Ce wagon était ma cotte de maille, dans laquelle j'étais en sécurité et libre. Le wagon était ma fuite réalisée.

Le vin de Villany avait troublé l’esprit de Rudi. II prononçait des mots auxquels il n’avait pas encore donné du sens dans son esprit. Il se perdait dans des détails secondaires. Il naviguait à la marge. Il pensait une chose et en disait une autre, tout à fait différente. Le convoi des phrases se disloquait. Impossible de décider quel bateau il devrait suivre. Jusqu’au matin il a erré au large, abandonnant lentement bateau après bateau, sans cesser de parler. Ils n’étaient plus assis sur le canapé du salon. Ils allaient d’une pièce à l’autre.