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Pour qui a lu « Le cahier volé à Vinkovci », le précédent livre de Dragan Velikic , se retrouvera ici en territoire connu, avec deux nouveaux personnages. le premier qui rappelle fortement l'écrivain du Cahier volé, est Danijel Matijevic, un chef d'orchestre immobilisé à la suite d'un accident de voiture à cinquante ans. Danijel revient sur son enfance, entre une mère autoritaire, obsédé par l'ordre et un père absent naviguant de par le monde. C'est d'une fenêtre russe ( fortochka, petite fenêtre rectangulaire encastré dans le bas d'une fenêtre , permettant à l'air frais de continuer à passer dans les régions froides ) que le narrateur vieillissant, dans un long monologue, bien qu'il semble s'adresser à un certain Rudi qu'on rencontrera par la suite, observe le monde. Les scènes se succèdent à la vitesse du train dans le cocon de sa chambre intérieure, « ce cinématographe mobile dont le répertoire » changeront avec les années, de sorte qu'à la puberté les intérieurs remplaceront les extérieurs . Il y déploie son intime dans sa pluralité, où l'on retrouve l'incohérence de nos désirs, de nos aspirations, de nos peurs , l'inconsistance de nos identités, nos quêtes à trouver un sens, un ordre à nos vies pour nous soulager. Il revient sur le thème d'être passé à côté de la vie, « Pendant toute ma vie j'ai fait autre chose, jamais ce que je voulais,…. Trouver la bonne direction dans la vie est une question de loterie, une question de chance et d'instinct. » Mais le vrai protagoniste du livre est Rudi Stupar auquel s'adresse Danijel, qui entre en scène à un quart du livre . C'est un acteur raté qui veux conquérir sans conquête, aimer sans aimer, agir sans action, être acteur sans jouer, un paumé qui imagine sa vie, sans le vivre. Il a peur de la fin de l'histoire, aimerait rester toujours au début, or l'aventure de la vie et la stabilité du chemin, ça ne va pas ensemble. Deux personnages, dans l'obscurité où ils demeurent à eux mêmes, qui déploient leurs cartes géographiques intérieurs, où fantasmes et imaginaire leur permettent d'affronter le chaos de la réalité et de l'Histoire. Ils sont habités par la même obsession de la quête d'identité, thème récurrent chez Velikic, avec celui de l'exil, ici celui de Rudy, le déserteur qui ne sait pas quoi faire de lui-même. Son précédent voyage était dans la péninsule d'Istrie , ici l'auteur nous emmène en Serbie, à Belgrade avec un saut à Budapest, Munich et Hambourg. Dans une structure complexe de mosaïques narratives dans le Mittle Europa des années 90, il nous met prodigieusement en scène une mise en abyme de nos existences à travers la métaphore de la fenêtre russe où le temps est dilaté, les frontières mouvantes et l'entre-temps la forme unique où se déroule toute existence. Un roman dense où l'attitude ironique de Velikic envers la vie sous couvert de sérieux est désarmante. Un homme qui questionne beaucoup sans connotations exclusivement négatives, sans tomber dans le désarroi de l'existence « il n'y a pas de fin, il y a toujours une fenêtre,.. », et sa touche d'humour subtile est toujours présente. Ce livre couronnée en 2008 par le prix NIN, une prestigieuse récompense qui sera décernée une seconde fois ( chose très rare)à Velikić quelques années plus tard en 2016 , est un énorme plaisir de lecture. Elle fait beaucoup réfléchir, et c'est ce que j'aime et cherche majoritairement dans la littérature . Une lecture difficile, la narration n'étant pas linéaire, pour laquelle il faut prendre son temps, et elle en vaut largement la peine. Un livre qui aura autant d'interprétation que de lecteurs, en dit l'écrivain, pour ce magnifique voyage littéraire dans le temps et l'imaginaire, observant le monde de la bonne hauteur, éloigné mais si près ! « Essaie de comprendre, la vie est une soustraction , mais si tu vis ta vie, alors dans cette soustraction il y aura aussi une addition. » « Tout ce qui doit être fait apparaîtra de lui-même au moment donné. Pourquoi encombrer l'avenir d'avance avec des intentions, le perdre avant même qu'il n'arrive ? » + Lire la suite |