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Critique de HordeDuContrevent


Qu'il est bon de retrouver les terres volodiniennes, les fulgurances volodinesques, l'univers unique du Volodine's land ! C'est un voyage à nul autre pareil, une expérience littéraire ahurissante, envoutante et hypnotisante.

Et pourtant…Pourtant nous plongeons dans un monde noir, totalement noir, d'une noirceur si absolue qu'il en devient lyrique. D'une telle monstruosité qu'il en devient poétique. La cité dans laquelle nous convie Antoine Volodine est obscure, putride, poussiéreuse, quelques survivants dont les cafards et les gueux se partagent quelques vieux blocs de béton fissurés et de ginguois. Dans une chaleur épouvantable, l'air est saturé d'odeurs nauséabondes, ail frit, entrailles de poisson, chien mouillé, câbles surchauffés, gaz, ferraille rouillée, humidité crasseuse, « il sentait les taudis où survivent gueux et Untermenschen, il sentait la pisse de rat, la décomposition, la vieillesse infâme de presque toute chose ». Les débris et les déchets jonchent chaque centimètre carré de sorte que se succèdent sous la pulpe des doigts seulement nids de poussières humides, aspérités friables, pointes. Aucune surface propre, aucune surface lisse. Aucune douceur, pas de répit. Les cafards se chevauchent les uns sur les autres, l'eau goutte de toutes les habitations, les bruits sont grinçants et métalliques. Dense, inextricable, insalubre, tel est le décor de « Dondog ». Bienvenue en terres volodiniennes vous dis-je ! Bienvenue dans cette chambre numéro 4A d'un immeuble de la Cité :

« Trop d'années s'étaient égrenées sans que quiconque entrât pour nettoyer ou aérer. C'est pourquoi des champignons noirs avaient proliféré dans la chaleur humide de l'été et dans le froid humide de la saison froide, et une couche duveteuse avait pris possession de toutes les surfaces. Les meubles sombraient sous leur lèpre, le sofa paraissait transformé en piège gluant, le linoléum du sol avait été comme aspergé d'une colle brunâtre. Au plafond et sur les murs s'épanouissaient d'immense tâches velues, à dominante charbonneuse mais avec des nuances : aile de corbeau, aile de chauve-souris, ou bistre, anthracite, poussière d'anthracite. L'oxygène avait disparu. Une intense puanteur de moisi l'avait remplacé (…) Il nagea à travers la semi-pénombre suffocante, avec l'intention d'ouvrir ou de fracasser la porte-fenêtre du balcon. Un rideau pendait devant la vitre. Il s'en empara. L'étoffe aussitôt se déchira, libérant environ sept cent soixante-deux papillons miniatures, d'un gris terne qui n'incitait pas à l'indulgence envers les lépidoptères. Les bestioles se mirent à voleter massivement en tous sens. Elles tournoyaient dans un total silence. Des mites, commenta Marconi ».

Qu'il est bon curieusement de sonder ce puits sans fond, de s'y laisser tomber. Et pourtant…Pourtant nous avançons hébétés dans une contrée située « entre la steppe mongole, la taïga sibérienne et le béton soviétique », dans laquelle la mafia règne en maître, les ethnies se mélangent, les frontières entre rêve et réalité sont poreuses, les stigmates de combats béent sans aucune pudeur. Elle a la tessiture granuleuse, ou plutôt grumeleuse, du cauchemar cette sorte de post-post-post apocalyptique dans laquelle l'humanité est à bout de souffle, donc dans un futur très lointain on peut le penser de prime abord, mais en réalité une tragédie d'hier et d'aujourd'hui. Atemporelle et sans géographie précise. La tragédie des minorités, celle des camps d'extermination, celle des femmes et des hommes réduits à l'état de blatte. La tragédie des révolutions vaines, celle des massacrés. La tragédie des peuples en guerre. Une humanité à bout de souffle de demain et d'aujourd'hui, fantasmée ou vécue. Tels sont les livres d'Antoine Volodine qui, ne désirant pas être rattaché à la SF et à toutes ses nuances associées (dont le fameux post-apocalyptique justement), a proposé le terme de post-exotisme. Je ne crois pas avoir lu un jour un écrit qui s'en rapproche. Et des deux seuls livres que j'ai lu de lui, ma première rencontre avec l'auteur ayant eu lieu avec « Des anges mineurs », je retrouve la même ambiance, les mêmes références, les mêmes obsessions. Je le pressens, entre les livres d'Antoine Volodine, des liens sont tissés, et sa bibliographie forme très probablement une toile d'une incroyable inventivité, sans doute partagent-ils des personnages communs comme j'ai cru le comprendre dans certaines critiques, notamment celles de Suz (Bobby-the-Rasta-Lama) et Paul (Bobfutur) pour ne pas les nommer, voire des réponses croisées à des questions laissées en suspens.

Dondog. Dondog Balbaïan. Les personnages d'Antoine Volodine ont toujours des noms incroyables à l'exotisme slave souvent, latino par moment. Après avoir passé trente années dans un camp d'extermination des Ybürs, Dondog Balbaïan sent qu'il n'en a plus pour très longtemps et désire, avant de mourir, tuer les responsables de son malheur et du malheur des siens. Souffrant d'amnésie, il ne se souvient que vaguement de son passé, et trois noms de bourreaux hantent son esprit : Gulmuz Korsakov, Tonny Bronx et sans doute, mais il n'en est pas certain, Éliane Hotchkiss. Les personnages s'entrecroisent, les identités se multiplient, les anecdotes inoubliables éclosent, les allers retours entre présent et passé expliquant les raisons de la vengeance ponctuent le récit. Cependant, nous comprenons peu à peu que, avec sa mémoire déclinante, il ne sait plus trop quoi leur reprocher à ces bonshommes-là, alors pour donner un sens à sa vengeance, il s'invente une biographie tragique. Les anecdotes inoubliables sont les fruits de son imagination, de ce passé réinventé lui donnant des raisons de haïr. Mais Dondog n'est pas mû par une énergie vive, son combat est juste pour la forme, l'humanité étant quasiment réduite à l'état d'insecte, à moins que ce ne soit les insectes qui peu à peu se rabaissent au même niveau que nous…

« Un cafard partiellement écrasé se débattait alors sous un talon de Dondog, le droit il me semble. Il se débattait pour la forme. Nul ne l'avait remarqué et, au fond, il était comme nous, il commençait à se désintéresser de son avenir ».

La traque est-elle utile lorsque les bourreaux sont déjà morts ? N'est-elle pas symbolique, conceptuelle, et cette traque n'est-elle pas celle qui a lieu à l'intérieur de nos têtes, là où se nichent véritablement ceux que nous poursuivons ? Qu'est-ce que la vengeance, si ce n'est un reste désespéré d'humanité, lorsque nous réalisons que la personne détestée sera un jour moins qu'une pourriture, a-t-elle un sens ? Sur ce dernier point, le chapitre intitulé « la maitresse » est, selon moi, un morceau d'anthologie, un passage d'une beauté gothique que je ne suis pas prête d'oublier, où comment relativiser lorsque l'injustice nous pousse au désespoir.

« Maintenant la maîtresse de Dondog repose sous une pierre tombale, maintenant elle gît, maintenant la maîtresse repose et se décompose, on pourrait imaginer sa sépulture par exemple dans un petit cimetière de campagne, à la lisière d'une forêt de sapins, près des champs en friche et près d'une grange délabrée, les os de la maîtresse bientôt auront perdu toute la viscosité de la vie, son corps de maîtresse deviendra humus puis descendra plus bas encore dans l'échelle de la non-vie et perdra la viscosité, l'élasticité, le droit à la fermentation ralentie ou grouillante de la vie, maintenant la maîtresse de Dondog va cesser de fermenter et elle va entamer sa descente et devenir un ensemble filamenteux et friable que nul ne pourra nommer ni écouter ni voir. Voilà à quoi bientôt elle sera réduite, dit Dondog. Tout son être se sera décharné jusqu'à la poussière et se sera effacé. Tout aura rejoint les magmas non vivants de la terre. Et quand je dis tout, je pense en priorité aux mains qui, dans les marges des cahiers de Dondog, si souvent inscrivaient des annotations malveillantes, et aux yeux qui ont relu le texte de la dénonciation accusant injustement Dondog, ou encore à la langue de la maîtresse qui a léché le bord de l'enveloppe pour la cacheter ; tout cela se dispersera au milieu de la terre non vivante ».

Dondog alors si éloigné des chamanes, comme Gabriella Bruna, son ancêtre, pour qui la mort n'est qu'un passage, l'existence se poursuivant après le décès. Lui réinvente le passé tandis qu'elle voyait le futur. La vision crépusculaire offerte dans le livre est-elle la réalité ou juste la vision d'un Dondog à l'agonie, aux gestes ralentis, à l'intelligence décroissante, à la mémoire confuse ? Provient-elle uniquement de son imagination et de la biographie réinventée ? C'est à mon sens un cauchemar s'appuyant sur le chant des opprimés, lorsque l'homme n'est plus qu'un loup pour l'homme. Lorsque l'humanité est réduite à une poignée de survivants. Lorsqu'il ne reste que les ruines de la Révolution mondiale.

Une mise en scène, une narration mélancolique ce récit dans lequel Volodine lui-même se met en scène dans une mise en abîme vertigineuse, par la voix de Dondog lui-même, pour nous parler du post-exostisme comme autant de petits cailloux offerts aux lecteurs, petits Poucets en quête de sens, de liens, de communion. Et nous en redemandons, fous que nous sommes à aimer nous engluer en ces terres poisseuses, à tenter de décoller ces cailloux aux arrêtes coupantes, signes éphémères de compréhension de ce récit halluciné.

Mille et une interrogations, mille et une mises en abîme, milles et une belles étrangetés, comme autant de fleurs noires lancées au vent, des fleurs de bunker, des coquelicots sanglants sortis sauvagement des fissures du béton. Une poésie du désespoir. Cette poésie finalement unique et seule preuve d'humanité. Je n'ai certainement pas tout compris, il me reste tant à lire de cet auteur, à créer mes liens, à définir mieux le post-exotisme, mais j'ai compris une chose au moins : j'aime passionnément les écrits d'Antoine Volodine.

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