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Critique de HundredDreams


Antoine Volodine, dans une approche expérimentale de l'écriture, a créé le post-exotisme, un courant littéraire qui entrelace l'histoire et la réalité politique du vingtième siècle à un univers imaginaire, onirique.
Dès les premières lignes, j'ai senti que j'entrais dans un monde singulier et chaotique où le rêve et la réalité s'entremêlent ; où la frontière entre la conscience et l'inconscient devient floue ; où la ligne entre la raison et la folie est presque invisible ; où l'imaginaire et le réel se confondent ; où le passé, le présent et le futur se superposent, s'imbriquent et se fondent.
Le jour ressemble à un rêve éveillé, étrange et mystérieux. Les nuits emplies de cauchemars s'apparentent à une réalité non travestie.

« … impossible de dire dans quel endroit de la réalité nous nous étions fourrés, dans un cauchemar ou simplement dans le banal horrible couloir de la vie qu'il faut parcourir de bout en bout si on veut atteindre la mort. »

*
Antoine Volodine nous plonge dans un monde sombre, réel et irréel à la fois, peuplé de volatiles mutants, d'êtres hybrides, d'enfants-soldats, de chamane coréenne, de révolutionnaires et de vieille femme bolchevique.
Quelques êtres humains ont trouvé refuge dans une ville, Oulang-Oulane, saccagée par des années de guerre intense. Tout est à reconstruire, mais pour l'instant, les immeubles bombardés, grêlés d'éclats d'obus et de balles sont inhabitables et servent de refuge aux enfants-soldats.
De cette guerre, le lecteur en sait peu, à part qu'elle a été totale, dévastatrice, ne laissant que peu d'espoirs à une humanité en survie.

« Ceux qui ont survécu restent organisés socialement, mais ils ne croient plus ni à eux-mêmes ni à la société. Ils ont hérité de systèmes politiques dont ils ont perdu les clés, pour eux l'idéologie est une prière vide de sens. Les classes dirigeantes se sont gangstérisées, les pauvres obéissent. Les uns et les autres se comportent comme s'ils s'estimaient déjà morts et comme si, en plus de ça, ils s'en fichaient. »

Mevlido est policier chargé d'espionner les révolutionnaires dans un des ghettos de la ville du nom de Poulailler Quatre. Il vit, ou survit, avec sa nouvelle compagne, Maleeya. Il n'y a pas d'amour entre eux, ils ne peuvent pas s'aimer dans ce monde qui les a détruits, abîmés. Ce sont deux êtres égarés, perdus, sûrement fous : alors que le policier est hanté par la mort violente de sa femme Verena Becker, Maleeya confond Mevlido avec son époux Yasar, tué dans un attentat contre un autobus.

Dans un contexte aussi monstrueux, où la solitude, la duplicité et la lassitude du quotidien, la violence des souvenirs, l'agonie et la mort, la peur et la honte, les songes sont autant de prisons qui s'emboîtent, Mevlido est à la dérive, au bord d'un précipice que j'ai senti de plus en plus proche au fil de la lecture : il erre comme un fantôme, un somnambule et se débat entre une réalité trop difficile à vivre et des nuits érotiques, cauchemardesques.
Et dans ses songes nimbés de désirs sexuels et d'obsessions qu'éclaire une Lune pleine et aveuglante, une femelle corbeau s'invite.

« C'était une nuit comme toutes les nuits. Mevlido et Maleeya se cognaient à des semi-cadavres, ils avaient les mollets attaqués par des volatiles, ils progressaient en tâtonnant. Quand ils émergeaient à la lumière de la lune, ils plissaient les yeux, éblouis.
Ils transpiraient à chaudes gouttes.
Ils avalaient des débris de plumes.
Ils étouffaient. »

J'ai aimé vivre ces quelques jours dans cette réalité incertaine, un monde où se confond rêves, fantasmes, cauchemars, mensonges, folie et réalité. L'originalité de ce livre réside également dans sa capacité à mélanger les frontières temporelles. le temps semble disloqué : la journée, la nuit, les jours et les années s'amalgament.

L'écriture sensorielle d'Antoine Volodine entretient cette confusion : ce roman sent la pauvreté et la crasse, les excréments et le sang, les cadavres en décomposition, la chaleur tropicale humide et collante, les fientes d'oiseaux. A ces odeurs abjectes qui prennent à la gorge, se mêlent des relents de désespoir, de détresse, de claustration, d'aliénation.

« L'air du quartier aussitôt l'enveloppa et il ferma les yeux pour mieux combattre la nausée qui le saisissait souvent à cet instant, quand il quittait l'espace relativement clos du tramway pour pénétrer dans l'univers de Poulailler Quatre. La brise nocturne charriait des remugles de guano, des relents de basse-cour et d'excrétions animales et humaines de toutes sortes. C'était une odeur abjecte de ghetto, filamenteuse et humide, noire, malsaine, une odeur de désespoir pré-insurrectionnel et de fosse commune.
L'odeur de notre avenir et de notre passé.
L'odeur du monde réel depuis toujours.
Puis il rouvrit les yeux. »

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Je n'ai pas vu de lumières dans ce roman obsédant, envoûtant, captivant. L'ambiance est brumeuse, poisseuse, grisâtre de poussière et surtout horrifiante. Aux images ternes et monochromes d'un paysage ravagé portant les stigmates de la guerre, se mêlent la puanteur, les rumeurs de la ville, les tambours chamanes et le chant sacré des morts.

Mais dans toute cette noirceur, j'ai trouvé que l'écriture d'Antoine Volodine illuminait ce huis-clos intérieur d'une atmosphère onirique, nocturne et fiévreuse.

*
L'auteur évoque un paysage post-apocalyptique face à l'échec des révolutions, un monde défait, brisé, décoloré, atone et sinistre, où des enfants torturent et tuent, où les hommes perdent contact avec la réalité et sont la proie d'hallucinations, où les araignées se multiplient et ont des visées expansionnistes, où les fourmis volantes s'agrippent aux cheveux, où les rats pullulent.

« Sur le mur, au-dessus du garde-manger, les araignées s'agitaient, provoquant dans leurs toiles ces vastes vibrations qu'elles préfèrent réserver aux heures les plus profondes de la nuit et qui, selon quelques spécialistes contestés, correspondent à une sorte de langage. »

Le décor de guerre, sombre, sinistre, apocalyptique, maculé d'une grenaille noire comme de la suie pourrait rappeler un pays d'Asie, où beaucoup d'enfants sont recrutés par l'armée, où l'ambiance est poissante, humide, envahi par des bestioles répugnantes et agressives.

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Cet univers superbement décrit, tourmenté et angoissant, m'a fait penser à celui de Jérôme Bosch, un enfer qui dévore les hommes corps et âme, un enfer peuplé de monstres, de démons et de visions infernales. Mevlido y voyage parmi les damnés dans un chaos sinistre et inquiétant, tel Orphée descendant aux Enfers pour ramener sa belle Eurydice.

J'ai perçu la construction narrative comme une succession de strates qui se superposent et se chevauchent : les chapitres sont des marches que Mevlido empruntent, descendant de plus en plus dans un monde intérieur où les frontières entre la réalité, la folie, les songes, la mort, la renaissance s'effacent.
Mais si cet univers paraît imaginaire, il est évident que l'auteur décrit notre monde toujours plus violent.

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Les figures féminines dominent dans ce récit, séduisantes, attirantes, fantasmées, combattantes ou folles. Souvent, elles se superposent ou se confondent dans le passage incessant entre les rêves, les cauchemars, les hallucinations nocturnes et la réalité. Ainsi Verena Becker, sa femme, a son double dans une autre réalité, Linda Siew. Certaines, sensuelles, ensorcelantes, se couvrent de plumes. D'autres, belles dans leurs habits de guerrière, continuent la lutte et assassinent.

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Le style d'écriture d'Antoine Volodine m'a beaucoup plu, poétique, teinté de réalisme magique. J'ai aimé sa force narrative mais aussi sa complexité, son rythme et sa musicalité, ses longues phrases descriptives.

Le titre fait écho à la thématique centrale du roman autour des rêves et de la quête de sens, de l'errance et des utopies bafouées, des cauchemars et d'une humanité en perdition, des délires et de la mémoire, de la réalité et de la survie.

« L'avenue avait été déblayée après la guerre mais les maisons qui la bordaient restaient trop dégradées pour y accueillir des locataires. On longeait des kilomètres d'immeubles inhabitables, avec leurs ouvertures noires et leurs façades pourries qui exhalaient des puanteurs de moisissures. Selon certaines rumeurs, quelques enfants-soldats y avaient trouvé refuge, d'anciens acteurs du dernier, du énième génocide. Ils erraient de ruine en ruine sans se montrer jamais, incapables de vieillir normalement dans l'âge adulte, cachant derrière les murs leur absence obstinée de remords, le souvenir froid des atrocités qu'ils avaient commises, et, un jour, une de leurs anciennes victimes les débusquait et se vengeait. »

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Pour conclure, j'ai été attirée, happée par ce récit troublant dans lequel se côtoient dans un va-et-vient incessant, rêves et réalité, folie et fantasmes, vivants et morts. C'est un chaos où passé, présent et futur s'amalgament et qui propulse le lecteur dans une vertigineuse mise en abyme.
« Songes de Mevlido » est un très beau roman, sombre et obsédant que je vous conseille.
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