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Critique de HordeDuContrevent


Terminus, tout le monde descend. Destination éblouissante, radioactive, ionisante, oui radieuse façon irradiante…Limbes herbeuses et ventées, entre rêve et réalité, mariage de la défaite de l'internationalisme communiste, des camps et du chamanisme, limbes desquelles vous ne reviendrez pas car c'est un voyage vers la fin de tout, sans retour possible, à un rythme hypnotisant.
Sentez-vous votre identité devenir poreuse, sentez-vous les senteurs d'absinthes, voyez-vous ces routes à l'abandon, ces voies de chemin de fer envahies par les herbes, percevez-vous les vibrations de l'air et cette lumière aveuglante mais froide, sentez-vous le regard de ce corbeau, là en face, qui vous regarde de ses yeux étrangement mordorés et qui semble vouloir vous guider ? Entendez-vous le silence ? Voilà, vous êtes bien arrivés et n'êtes pas prêts de repartir. Une fois que l'on goute aux terres volodiniennes, on ne peut s'empêcher d'y revenir, 49 narrats fois 49 kilomètres, soit 2401 kilomètres de lecture ensorcelante et absolument unique…

« le panorama avait quelque chose d'éternel. L'immensité du ciel dominait l'immensité de la prairie. Ils se trouvaient sur une petite éminence et ils voyaient loin. Une voie ferrée coupait en deux l'image. La terre avait été autrefois couverte de blé, mais au fil du temps elle était retournée à la sauvagerie des céréales préhistoriques et des graminées mutantes ».

Mais que vais-je raconter sur ce livre inracontable sans passer pour une allumée qui aurait avalé quantités de trucs hallucinogènes ? Car ce livre ne se raconte pas, il se vit. Et pour le vivre il faut abandonner toute rationalité. Oui, laissez-la par terre, votre rationalité, au milieu des valdelame-à-bouclettes et des Jeannes-des-communistes et laissez-vous irradier avec volupté…

C'est une expérience de littérature comme il en existe peu et d'ailleurs, je cherche, ai-je déjà lu quelque chose de ressemblant ? Je ne crois pas, le réalisme magique me semble bien faible pour le qualifier, la SF post-apocalyptique aussi. le post-exotisme de Volodine est à part, sans comparaison possible. C'est l'assurance de plonger dans un monde à nul autre pareil, et ce dès les premières pages, sa poésie de fin du monde aux tonalités sepia vous enveloppe pour ne plus vous lâcher et s'immisce en vous, vous ensorcelle de son onirisme, de ses mille références, de son humour corrosif, de son temps élastique, de ses distances floues et fluctuantes, de la présence de l'auteur à vos côtés qui ne revêt pas forcément le personnage que vous croyez…

Alors peut-être commencer par vous dire où nous sommes et à quelle date nous sommes, oui commençons par cela, plantons le décor. Immédiatement vous voilà projeté dans un futur indéterminé qui vous cueille en pleine steppe sibérienne cernée de taïga. La Seconde Union Soviétique communiste s'est effondrée sous l'assaut des forces contre-révolutionnaires capitalistes. Effondrement politique mais aussi effondrement écologique puisque les mini-réacteurs nucléaires qui devaient fidèlement servir la décentralisation énergétique pour fournir de l'énergie propre et en quantité importante à la Seconde Union Soviétique se sont totalement détériorés inondant la terre de radiations. L'humanité et la civilisation, la faune sont en péril. Reste quelques survivants, souffrant de malaises, d'affaiblissement, de dégout de l'existence, de diarrhées, de perte de cheveux et de poils, dans ce monde qui s'éteint et qui retourne au végétal comme le montre les herbes et les fleurs omniprésentes dans le livre, néologisme végétal de toute beauté.

« Ciel. Silence. Herbes qui ondulent. Bruit des herbes. Bruit de froissement des herbes. Murmure de la mauvegarde, de la chougda, de la marche-sept-lieues, de l'épernielle, de la vieille-captive, de la saquebrille, de la lucemingotte, de la vite-saignée, de la sainte-valiyane, de la valiyane-bec-de-lièvre, de la sottefraise, de l'iglitsa. Crissements de l'odilie-des-foins, de la grande-odilie, de la chauvegrille ou calvegrillette. Sifflement monotone de la caracolaire-des-ruines. Les herbes avaient des couleurs diverses et même chacune avait sa manière à elle de balancer sous le vent ou de se tordre. Certaines résistaient. D'autres s'avachissaient souplement et attendaient un bon moment, après le souffle, avant de retrouver leur position initiale. Bruit des herbes, de leurs mouvements passifs, de leur résistance. »

Le roman met en scène Elli Kronauer, qui, ayant tout tenté pour défendre l'Orbise – capitale de la Deuxième Union Soviétique qui vient de s'effondrer sous les coups des « barbares », à savoir les capitalistes –, s'enfonce avec deux camarades dans les territoires irradiés, décrétés no man's land après une catastrophe qui a vu le dérèglement des piles nucléaires de tous les villages de la zone. Alors que les trois compères sont dans un état proche de la mort, sans nourriture et sans eau, Kronauer décide de se diriger vers un lieu, dans la Taïga, d'où s'élève une mince volute de fumée et donc probablement des maisons, afin de demander de l'aide.

Dans ce contexte absolument tragique, deux lieux vont venir alternativement dans le récit.

Un train tout d'abord, à l'arrêt au début du récit, proche des trois personnages qui doivent ainsi s'en cacher parmi les herbes hautes, qui se mettra ensuite en route pour un hypothétique camp de prisonniers où les pauvres hères qui sont à l'intérieur s'imaginent y vivre enfin heureux car contrôlés, régulés sévèrement et ce, dans une stricte égalité rappelant le communisme défunt. le camp comme réalisation parfaite du rêve totalitaire d'ingénierie sociale marxiste-léniniste. Ces chapitres hallucinants consacrés au train sont d'un tragique absurde qui glace le sang…

« Rien n'est plus souhaitable, surtout pour quelqu'un né dans le camp, que la vie dans le camp. Ce n'est pas une question de décor, ni de qualité de l'air, ni même de qualité des aventures qu'on risque d'y connaître avant la mort. C'est surtout une question de contrat respecté entre le destin et soi. Il y a là un avantage supérieur qu'aucune des précédentes tentatives de société idéale n'avait réussi à mettre au point. A partir du moment où tous peuvent prétendre à entrer dans le camp et où jamais nul n'y est refusé ou n'en ressort, le camp devient l'unique endroit du monde où le destin ne déçoit personne, tant il est concrètement conforme à ce qu'on est en droit d'attendre de lui ».

Un kolkhoze ensuite, jusqu'où va arriver Kronauer. Ce kolkhoze, « Terminus radieux », est gouverné par Solovieï, sorte d'ogre terrifiant, une force de la nature, à l'image d'un Tarass Bulba, chaman omnipotent qui s'introduit dans les rêves, les façonne, prend à des degrés divers le contrôle des êtres qui l'entourent, vous maintient en vie alors que vous êtes mort par exemple, au point de faire de tous les êtres qui l'entourent des pantins dont il tire toutes les ficelles. Il règne sur son monde, les humains vivants, ou morts, ou presque morts, ou régulièrement ressuscités, qui ne savent pas ensuite dans quelle catégorie ils sont, incertains quant à leur statut de vivants, de morts ou de chiens…Seule leur reste une errance sans fin dans la taïga. Éternellement. Je me suis demandé si Volodine n'était pas Solovieï car finalement n'est-ce pas là la puissance absolue de tout écrivain de tirer les ficelles et de manipuler et ses personnages et ses lecteurs ?
Vivent à ses côtés la mémé Oudgoul, héroïque liquidatrice rendue immortelle par les radiations et les trois filles de Soloveï, victimes de ses viols psychiques. L'arrivée de Kronauer va déséquilibrer cette mainmise et l'équilibre de ce milieu étrange. Là encore j'ai senti en ce personnage de Kronauer la présence de l'auteur, ce farceur qui m'a fait douter. Il faut dire que Antoine Volodine signe également des fictions sous le nom d'Elli Kronauer…Soloveï et Kronoauer seraient-elles les deux faces miroir de Volodine en tant qu'auteur ?

« On est tous ni morts, ni vivants à "Terminus radieux". On est tous des morceaux de rêve de Solovieï. On est tous des espèces de bouts de rêves ou de poèmes dans son crâne. Ce qu'on lui fait, ça compte pas pour lui.(...) Ça compte pour du beurre. C'est rien. Ça va s'effacer ».


Fascinant livre sertie d'une poésie noire qui donne son ton au roman, coincée entre auto-dérision (le courant post-exotique est mainte fois cité et critiqué) et magie, entre dénonciation de la catastrophe écologique et antagonismes des systèmes de pensée, poésie qui infuse et apporte beaucoup au côté hypnotisant du récit. Un livre dont chaque relecture apporterait un éclairage autre, je le pressens. Oui, ce livre m'a fait l'effet d'une bombe entremêlant plusieurs plans de conscience en moi, comme avant l'endormissement, lorsqu'un sursaut vous fait sauter en l'air dans votre lit pensant tomber dans un puits de 2km au fond duquel se terre une pile radioactive…


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