AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de 4bis


La tranche abimée, il a bien vécu. Au point d'ailleurs que j'ai presque hésité à le prendre. Mais la tendresse particulière que j'éprouve pour la collection « libretto » des éditions Phébus et le fait qu'il s'offre ainsi à moi, petit trésor parmi d'autres ouvrages plus communs dans une boîte à livres, ont eu raison de mes préventions.
L'Esclave libre est paru pour la première fois aux Etats Unis en 1955, soit cinq ans après Autant en emporte le vent. La quatrième de couverture indique que ces circonstances lui auront fait de l'ombre et que Robert Penn Warren a longtemps été considéré comme le principal rival de Faulkner (Doriane, descends de cette armoire, lâche ce couteau et respire ! tu vas voir, ça va aller). Avec ces éléments en tête, je m'attendais à de la crinoline, du bal et des larmes. A un traitement… sévère de la narration peut-être aussi.
La prose de Warren est tout à fait classique, c'est en tout cas ce qu'il m'en a semblé à lire la traduction de J.G. Chauffeteau et G. Vivier, et de froufrous il est très peu question malgré le fait que le personnage principal du roman soit une femme.
Dans les années 1860, Amantha Starr, originaire du Kentucky, suit sa scolarité dans une austère pension qui prône l'abolition de l'esclavage au nom de principes religieux. Elle se vautre dans des exercices de mortification, songe à son âme et au torturé et immaculé Seth qui l'honore de son attention. Orpheline de mère depuis son plus jeune âge, Amantha a toujours vécu entourée de l'affection distraite de son père et des nègres familiers qui habitent avec elle la riche plantation paternelle.
Quand son père meurt, ruiné, dans les bras de sa maitresse, la jeune fille va découvrir que sa mère était une esclave et qu'à ce titre, elle ne peut prétendre à aucun héritage pas plus qu'à aucune liberté. Commence alors pour elle une vie à la merci des hommes qui l'achèteront pour user d'elle à leur convenance.
Durant la première moitié du roman, j'ai été un peu déçue du traitement que recevait cette histoire si rocambolesque. Puisque le filigrane d'Autant en emporte le vent s'imposait, où étaient donc les regards embrasés, les frissons et les soupirs ? A la première personne, avec le recul de quelques années, le récit est conduit par une Amantha presque désincarnée, subissant les aléas de l'existence sans que le lecteur accède pleinement aux émotions que cela suscite en elle. C'est parce que, ainsi qu'elle le dit sans cesse, elle ne sait qui elle est, elle ne sait ce qui gouverne ses impulsions, pas plus qu'elle ne comprend la raison de ce qui lui arrive. Ainsi dès l'incipit : « Oh, qui suis-je ? … Tel a été le cri de mon coeur pendant si longtemps ! Il y avait des fois où je me répétais mon nom – je m'appelle Amantha Starr – inlassablement, essayant par là, en quelque sorte, de me donner une existence réelle. Mais alors mon nom lui-même se dissolvait dans l'air, dans l'immensité de l'univers. »
Le roman déploie ensuite la folle et parfois macabre farandole des événements qui entraineront la « pauvre Manty » d'une existence innocente et comblée aux bras d'un riche et vieil armateur sudiste puis vers les ravages de la guerre de Sécession, les affres d'une identité sans cesse chahutée par ceux qui la trouvent trop blanche pour être nègre, trop désirable pour être honnête, trop noire pour être fiable. Elle se mariera, elle trahira, elle connaitra richesses et déchéances.
Dans le chaos des événements incessants, des batailles et des prises de guerre, difficile de comprendre les enjeux des uns et des autres. A fortiori quand, comme moi, on n'a qu'une connaissance très lacunaire de cette période. le roman a été intitulé en anglais Band of angels et ce titre dépeint avec suffisamment d'ironie distancée tout ce que contient le livre de faux-semblants et de postures. Bien mieux que le fade L'esclave libre qui a le défaut supplémentaire de mettre le seul accent sur Amantha.
Le roman fait la part belle aux enjeux de la guerre de Sécession. Les confédérés (sudistes) qui se battent pour garder leurs privilèges esclavagistes contre les unionistes fervents défenseurs… fervents défenseurs… c'est là que ça coince… D'un idéal abolitionniste ? D'un libéralisme à tout crin que le paternalisme des sudistes empêche ? D'une réelle conception égalitaire des hommes quelle que soit leur couleur de peau ? Cette proposition n'est jamais pleinement assumée par aucun des personnages. Pas plus que le parti confédéré ne s'incarne dans une unanime défense du bon vieux uncle Ben's. C'est toujours beaucoup plus torturé que cela, soit que les personnages les meilleurs puisent leurs motivations dans un sombre passé, soit que leurs élans cachent d'orgueilleuses et vénales motivations, soit enfin que le fondement même de leur abnégation ne soit encore qu'un orgueil démesuré. Au même titre que tous les autres personnages, les nègres, soi-disant enjeux de cette guerre, sont en proie aux mêmes circonvolutions, aux mêmes marchés de dupes : personne n'échappe à cette confrontation à l'Histoire en train de se faire.
Encore une fois, le traitement qui est fait de cette histoire n'est ni celui de la bluette sentimentale ni celui de l'introspection. Encore moins celui d'une revendication identitaire. Au fil des pages, Amantha Starr est le siège de désirs et de discours portés sur elle. Elle est elle-même saisie d'impulsions, se voit proférer des propos qu'elle ne savait même pas pouvoir abriter. Et ainsi se déroule le fil de son existence presque malgré elle tandis qu'elle attend que l'Histoire lui révèle le sens de sa vie.
Je tourne depuis quelques années autour des questions du féminisme, de l'intersectionnalité, de l'assignation et, - sans qu'il soit jamais possible de le définir en parfaite opposition avec ces derniers termes - de l'universalisme. de manière aussi caricaturale que fausse, certains pourraient croire que tout texte antérieur à cette lecture du réel selon ce prisme serait bon à oublier. Que seul notre temps est à même de proposer un propos pertinent sur ces questions qu'il a coeur de problématiser. Ce qui m'a fasciné dans L'Esclave noire, c'est justement cette distance temporelle. Ce que nous propose Warren en 1955, c'est le portrait de personnages qui cherchent toute leur existence durant ce que les autres font d'eux. En tant que Noirs, même si cela ne se voit pas, en tant que Blanc sauveurs et puritains, en tant qu'homme, en tant que femme. Et la conclusion de cette quête, que je ne révèlerai pas pour ne pas en gâcher la découverte, est d'une admirable portée, en remonte sobrement à bien de nos discours contemporains.
Commenter  J’apprécie          2714



Ont apprécié cette critique (27)voir plus




{* *}