Citations sur L'homme sans fil (9)
Carmichael est ce que l'on appelle une banlieue résidentielle. Cela veut dire que les gens y résident, pense-t-il. Quelle drôle d'idée, pense-t-il encore, quelle drôle d'idée que de vouloir poser ses bagages de façon définitive dans un lieu dont le seul intérêt est d'être rempli de gens qui ont voulu poser leurs bagages de façon définitive.
Il ne supporte pas. L'assignation à résidence. La privation de liberté. Il ne supporte pas. Il espérait, il croyait que. Mais non. Il ingère des pilules pour regagner son innocence, sa blancheur de gosse, pour endormir la souffrance, endormir le bracelet électronique. Oublier. Expier. Les neurones s'assagissent.
S'amarrer dans des villes inconnues, ne pas savoir où il va dormir, voilà ce qu'il aime. L'exaltation du nouveau. C'est exactement ce qu'il ressent quand il entre dans des réseaux informatiques. Oui, c'est la même chose, se dit-il, c'est un acte de foi.
Vous êtes sur le répondeur d’Adrian Lamo, je ne peux pas vous répondre pour le moment, à cause de problèmes de réseau, de ma distraction, ou de ma mort. Si je suis mort, sachez que je vous aime depuis l’au-delà. Ce moment que vous vivez est donc particulièrement unique. Merci et excellente journée.
Il est arrivé à Boston et il marche. Il aime marcher, une des choses qu’il préfère au monde, avec la soupe butternut et les ordinateurs. Il aime ne pas savoir où il va, sentir que quelque chose peut lui arriver, quelque chose de brûlant, un événement, une rencontre, l’anodin et le grandiose, savoir que la surprise peut surgir à tout instant, à chaque coin de rue, à chaque regard croisé. Marcher, regarder, autoriser les pensées à vaguer, être disponible à tout, tout le temps.
Incipit :
Vous vous en souvenez. Vous avez vu cette vidéo. C’était le 5 avril 2010. La vidéo s’appelait « Collateral murder », meurtre collatéral. Elle apparaissait sur le site WikiLeaks. Une vidéo en noir et blanc. Vous l’avez vue. Vous avez vu ces images prises d’un hélicoptère américain, à Bagdad, en 2007. Des images en noir et blanc, dans le viseur. Une grande croix menaçante au milieu du cadre. Des voix américaines commentaient les individus qu’elles observaient. Leurs cibles.
Il s’est habitué à la haine générale. Tous les jours, il pensait : Le monde entier me déteste, ce n’est pas grave, cela n’empêche pas le temps de s’écouler. C’est fou, comme le temps continue à s’écouler, quoi qu’il advienne. C’est fou, comme l’opinion des gens a finalement peu d’impact sur le cours des choses. On lui accorde bien trop d’importance. On a tort de la craindre. On a tort de vouloir être aimé, de se tordre dans tous les sens pour gagner un peu d’amour. Car enfin, cette hostilité universelle ne l’empêchait pas de se lever, de se faire livrer des pizzas, de boire du Coca, de prendre ses médicaments, de s’amuser sur son ordinateur, de s’endormir dans des lits sans draps.
En raccrochant ce jour-là, Gene se demande comment elle va intégrer ces informations à son article. Ce qu’elle osera dire. Ce qu’il faudra vérifier. Gene se demande à quoi ressemblait exactement le calvaire d’Emma, si Adrian Lamo a pris possession de sa messagerie comme il lui était si facile de le faire, s’il a effrayé les hommes qu’elle a essayé de fréquenter par la suite, Gene se demande s’il a tout su, vraiment tout, de ce qu’elle vivait ou tentait de vivre après leur rupture, s’il a continué à tirer les ficelles, à répondre à sa place à des messages d’amour ou de désir formulés par des hommes aussitôt congédiés par la toute-puissance du hacking, Gene se demande quelle place peuvent encore tenir le secret et la liberté dans nos vies suspendues à nos ordinateurs.
S’amarrer dans des villes inconnues, ne pas savoir où il va dormir, voilà ce qu’il aime. L’exaltation du nouveau. C’est exactement ce qu’il ressent quand il entre dans ses réseaux informatiques. Oui, c’est la même chose, se dit-il, c’est un acte de foi.
Il saisit son ordinateur portable, un Toshiba vieux de huit ans, passablement déglingué. Six touches manquent à son clavier. Il s’en moque aussi. Il se débrouille sans. Il est assis en tailleur, au centre de la pièce croulante, le Toshiba sur les genoux, le bleu de l’écran pour toute lumière.
Il pianote. Il s’enivre.
Les journaux l’appellent ainsi : le hacker sans abri.