Contractors

– C’est ma première réunion, je t’avoue que je suis assez déçu. J’imaginais des hommes silencieux portant des cagoules à la KKK et se réunissant dans des grottes pour parler du rôle mystique promis au Brésil sacré. En fait, il ne s’agit que d’un cocktail déguisé.

Cela peut te paraître surprenant, mais j’aime ce pays autant que toi.
– Oui, mais de là à rejoindre une société secrète qui oeuvre en silence pour l’émergence de notre nation... Tu participes à un projet très nationaliste alors que je te croyais plutôt...
– À gauche.
– Tout à fait.
– Mais je le suis. Être nationaliste dans un pays émergeant n’a pas la même signification que de l’être aux États-Unis ou en Europe. Je sais que les organisations militaires ont été très nuisibles au développement de l’Amérique latine. Mais autres temps, autres moeurs.
Thomas se fit plus sec.
– Arrête tes conneries, je te connais trop. Réponds-moi franchement : tu nous infiltres pour le compte du gouvernement ?

Exact, mais le rôle des services de renseignement et des forces armées est de veiller à ce que personne ne prenne pied en Amazonie. L’occupation militaire est primordiale, c’est pourquoi les trois armées multiplient leurs opérations dans la région : patrouilles sur les fleuves, actions antidrogue... Personne ne doit piétiner le drapeau de notre pays. Messieurs, si vous voulez m’excuser.

– Il faut absolument que le Brésil obtienne une place permanente au Conseil de sécurité. Son statut de puissance régionale est indiscutable, surtout maintenant que l’Argentine est ruinée. Cela pourrait servir de base à cette demande. Une fois dans le Conseil, il sera aisé de déposer un veto à chaque projet d’internationalisation de l’Amazonie . Il faut se dépêcher : la réserve des Yanomami a déjà un statut particulier, les forces fédérales ne peuvent plus y pénétrer, or il s’agit d’un territoire de la taille du Portugal qui est l’une des plus riches zones minières du monde. À New York, certains parlent déjà d’une autonomie, voire d’une indépendance des Yanomami. Les problèmes de conscience des puissances occidentales risquent de nous coûter très cher.

il est crucial que nous commencions une exploitation industrielle des ressources naturelles, notamment minières, de l’Amazonie, sinon d’autres le feront à notre place. Les Américains sont déjà, avec leur intervention en Irak, dans une logique de guerre pour l’acca parement de ces ressources. Dans quelques années, ils vont, avec les Européens, s’appuyer sur l’ONU et, sous un prétexte écologique quelconque, vont mettre l’Amazonie sous contrôle international. L’une des perles de notre territoire sera gérée par les Nations unies, donc par eux. Un parfait hold-up, simple comme bonjour, et notre nation se trouvera lésée sans pouvoir réagir.

Voilà déjà deux ans qu’il avait rejoint la société du Cygne blanc10 à la demande de Roberto Correa, contre- amiral de son état, et son mentor. Il s’agissait d’un club créé par des officiers de marine nationalistes qui s’étaient fixé pour but de défendre à outrance les intérêts du Brésil. Noble tâche qui convenait parfaitement au tempérament chevaleresque de Thomas. C’est également à la demande de Correa qu’il avait quitté, à contrecoeur, le bataillon Tonelero pour rejoindre le service de renseignement de la marine, poste moins prestigieux mais plus stratégique. En intégrant le groupe, il avait juré le secret le plus absolu concernant les membres et les activités de la société : ni ses parents ni même Guga ne connaissaient son appartenance au Cygne. Les autres membres semblaient également respecter la consigne car ni la presse ni les autorités publiques ne soupçonnaient son existence.

– Quelle bande de cons, opina Guga.
– Je t’ai toujours dit que tu avais gardé de ta mère ce côté révolté des Français.
– Cela me plaît de penser qu’en France tous ces abrutis auraient fini guillotinés !
– Les Français constituent un petit peuple inconstant : ils massacrent la noblesse de l’Ancien Régime pour se jeter dix ans plus tard aux pieds de l’aristocratie napoléonienne. Viens, allons nous passer les nerfs sur les idiots qui tournent autour de ma soeur.
– Mon jeu favori, dit Guga en finissant son verre d’un trait.

Thomas avait choisi une voie très dure : il avait été officier dans le bataillon Tonelero, force d’élite des fusiliers marins, puis, après deux ans et un séjour à Port-au-Prince pour le compte de l’ONU, il avait été détaché au CIM6. Il était affecté depuis plusieurs mois à la cellule Amazonie. À l’époque où il était à Campo Grande, la base du bataillon Tonelero, il venait tous les week-ends chez ses parents, ce qu’il ne pouvait plus faire maintenant qu’il était affecté à Manaus.

Entrez, asseyez-vous. Félicitations, beau boulot. L’information était correcte et nos clients en ont eu connaissance pile au bon moment.
– Merci, ç’a été juste.
– Vous aviez toute ma confiance, je savais que nous allions réussir. Tenez, pour vos frais. Cela vous convient-il ?
Boullay donna une enveloppe à Rijkeers : elle contenait cinquante mille euros. Sa mission lui en ayant coûté trentedeux mille, la marge était confortable.
– Parfaitement, merci. Les gens de Dassault devaient être enchantés.
– Et comment ! Cette commande chinoise de vingt-cinq Falcon 50 Marine tombe parfaitement bien pour eux. Sans nous, ils se faisaient doubler par le P99 d’Embraer3, dont l’offre était nettement meilleure. Une fois que nous la leur avons communiquée, les commerciaux de Dassault n’ont eu qu’à se caler juste en dessous pour remporter le marché. Du bel ouvrage.
– Les Brésiliens devaient être verts, surtout qu’en 1999 ils avaient signé une alliance stratégique avec Dassault.
– Le vert devait leur aller à merveille, c’est bien une des couleurs de leur hideux drapeau. Et puis, vous savez très bien que, lorsqu’il s’agit de la Chine, tous les commerciaux perdent la tête et se foutent des alliances.
– J’espère que Dassault va devenir un de nos fidèles clients.
– Ils ne sont pas officiellement au courant de notre action. Ce dossier nous est parvenu par un intermédiaire, disons... institutionnel.
– Ce qui explique la note confidentielle de la DCRI intégrée dans le dossier.
– Que vous avez détruite ?
– Absolument.

En passant devant les portes ouvertes, Rijkeers salua ses collègues, qu’ils soient anciens flics, agents de renseignement ou militaires. La Tour était un haut lieu du « pantouflage ». Il s’était toujours interrogé sur l’étrange habitude qu’avaient ces hommes d’action de décorer leurs bureaux avec leurs souvenirs de campagnes. Il suffisait de pénétrer dans une de ces pièces pour voir des photos d’hommes en uniforme, des drapeaux, des médailles et autres pucelles qui permettaient presque à coup sûr de connaître l’intégralité du CV de son interlocuteur. Gênant pour des hommes dont la discrétion était une valeur fondamentale !