Les images des mauvais traitements qui avaient été à la base de mon éducation tournoyaient dans ma tête. La nécessité de créer mes personnages m'avait découpée en pièces disparates, tout en me préservant d'une prostration rédhibitoire. Une partie de moi-même s'était pliée à l'éducation qui m'avait été imposée, l'autre partie avait passé vingt-six ans en compagnie d'un univers personnel intact complètement coupé du reste du monde.
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Les problèmes de perception sensorielle, l'impression d'être sourd, muet et aveugle sont vécus comme bien réels. Ils sont néanmoins provoqués par l'extrême tension émotionnelle.
L'univers entier semblait renversé : la tête en bas, l'intérieur au-dehors, l'arrière en avant. Tout semblait être sa propre image inversée, comme si j'étais entrée dans un miroir
Tout se passait comme au théâtre, à la nuance près que j'étais à la fois sur scène et dans l'assistance.
Faire l'amour ne m'inspirait aucun émoi, ni plaisir ni dégoût particuliers. J'avais fait un choix : mon corps ne m'appartenait plus. C'était désormais une chose insensible complètement séparée du reste de ma personne : mes yeux fixaient le néant et mon esprit volait à des milliers de kilomètres de là. J'avais à la fois le sentiment d'être morte et celui d'une totale liberté à l'idée d'être merveilleusement inaccessible, après m'être si bien coupée du reste.
La vie était pour moi aussi inconfortable. Je ne pouvais faire un pas sans devoir me protéger de tout ce qui m'assaillait, ni sauvegarder mon intégrité personnelle sans repousser les contacts physiques comme les marques de gentillesse et d'affection.
Le problème de ma surdité paradoxale tenait à l'évidence à une fluctuation de ma perception mentale. En l'occurrence, tout se passait comme si mon état conscient était gouverné par les émotions, comme une marionnette dont les ficelles auraient été tirées par une décharge affective.
Plus je me concentrais, moins je comprenais. À moins de choisir moi-même mon occupation, mon esprit se refusait à s'accrocher et dérivait, quelque fût l'effort d'attention consenti. À moins de les rechercher et de les assimiler par moi-même, la culture et l'instruction m'étaient aussi inaccessibles que toute autre intrusion venue du monde extérieur.
je poussais intérieurement un cri de détresse à réveiller un mort.
Il était riche, mon petit monde. Mais, pareille aux gens riches, j'étais très seule.