Citations sur Le nord du monde (32)
Une multitude de pêcheurs s'active sur les quais, charge, décharge, des caisses par centaines. Ils nous fascinent, ils ont toute la journée un poisson à la main. On veut s'y mettre aussi. Alors nous aidons à la manutention sur les bateaux, surtout moi, Isaac est là par curiosité, pour se divertir et pour se détourner de ses doutes. Des dizaines de poissons passent entre mes mains chaque jour. Mes mains sont machines. Écailler. Vider. Trier. L'odeur nous pénètre. Ça sent même si on se lave. Ça sent jusque dans les draps.
L'homme chien, Monsieur Pierre, Elan, Vince et Piotr, tous derrière moi. Le troisième jour, je ne peux plus tenir de ne pas y arriver, je prends Isaac dans mes bras, nous partons sans le dire. Sauf à Andrée qui s'effondre.
Il me semble que cet enfant pourrait être le mien.
Comment Elan a-t-il pu ramener cet enfant sans penser que ça ne pouvait pas être un cadeau ? On n'offre pas un enfant polonais.
Les semaines passent. Après mes promenades, je rentre à l'appartement pour préparer nos repas. La cuisine, je la fais souvent pour tout l'immeuble, avec ce que chacun ramène. Nous nous retrouvons. Je parle de mieux en mieux le polonais, je m'y applique, et nos soirées teintées de rire et de sexe s'inscrivent dans le vrac de ma mémoire. Je rangerai un jour.
Parce qu'il est à l'écart, Didier m'attire tout de suite. Il est français. Très vite, on s'embrasse pour se dire bonjour quand on se croise. On discute un peu plus tous les jours, rien de personnel, des mots tout aplatis mais qui nous font du bien.
Je sais que tout le monde a peur. Je ne parle pas de la mort. Plutôt de la vie. Effrayante de possibilités.
C'est courir qu'il faudrait. Avancer vite. Même si c'est vers le Nord. Même s'il fait froid pour tout dans le corps. Le Nord ira bien. C'est plus sûr d'aller vers le Nord. Il ne pensera pas m'y chercher. Il sait que je n'irais jamais vers le Nord. Je n'ai ni les habits ni l'attirance.
Dans ma vie d'avant le Nord, les gens m'importaient peu. Mis à part l'homme chien que j'aimais sans relâche, les autres n'avaient aucun effet sur moi. Je n'en avais pas besoin. Je ne m'en occupais pas. Deux était un bon chiffre. Être deux me suffisait. Je ne pensais pas que cela finirait un jour. J'ignore ce que j'ai fait pour qu'il ne m'aime plus.
Maintenant les gens, c'est différent. Ils m'attirent. Je bondis sur eux. Le désir d'en savoir plus ne me quitte pas. J'essaye de connaître les gens en accéléré. Je voudrais combler ma carence et j'en deviens boulimique. Jusqu'ici je n'avais jamais rien voulu apprendre des autres. Des paquets de gens, c'est tout ce que je voyais.
Une simple illusion m'a paralysée, mise dans un repli et je peux constater combien l'emprise est toujours présente. Encore bien ancrée dans ma carcasse, frappant la tôle. La trouille resurgit intacte. Plus je m'éloigne de l'homme chien, plus son existence m'est insupportable. À me piquer partout dans la tête avec les aiguilles du souvenir. Elle sait se battre, la peur. Belle peur. Il faut que je trouve autre chose qu'un Monsieur Pierre pour l'anéantir. L'empreinte de la patte de l'homme chien s'est effacé momentanément avec du vin Corse et quelques ecchymoses, mais je dois être plus vigilante sur les fluctuations de ma fragilité. Les hommes ne se substituent pas les uns aux autres.