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Critique de ElizaLectures


Il est une phrase de Flaubert qui retint l'attention de Marguerite Yourcenar et est sans doute la meilleure introduction possible à cette oeuvre : « Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. » Cet homme, ce sera Hadrien. Issu d'une famille de patriciens hispaniques, Hadrien régna entre 117 et 138, entre Trajan et Antonin, à une époque où l'empire romain atteignait son apogée, sinon culturelle et artistique, du moins politique et territoriale. Après le long règne de conquêtes de Trajan, Hadrien s'efforça de pacifier l'empire et de l'organiser pour une paix durable.

L'auteur nous fait entrer dans les mémoires de cet homme par le biais d'une lettre, qu'il écrit au jeune Marc-Aurèle, promis à la succession impériale après Antonin. Au seuil de la mort, Hadrien se remémore ce que fut sa vie, ses passions, ses doutes, ses rêves et ses espoirs. Les premières pages, mélange de pudeur et de lucidité, sont un témoignage bouleversant sur la vieillesse. Hadrien nous parle tour à tour de son corps et de la maladie, du sommeil, de l'amour, de ce fragile équilibre qu'est devenue sa vie en ces derniers jours. On entre dans une conscience par ce qu'elle a de plus intime : son rapport à la mort. L'occasion pour Marguerite Yourcenar de nous inviter à découvrir ce caractère riche et complexe, cet homme secret, d'une grande intelligence, dont toutes les idées et les décisions sont pesées à l'aune de ses convictions. Convictions qu'il s'est forgé étant jeune officier, à l'école du pouvoir auprès de Trajan, et qu'il tenta de respecter durant tout son règne. Mais pour cela, il fallait une discipline de fer, une volonté puissante.

Une fois ce premier portrait tracé, la vie d'Hadrien est ensuite racontée par grandes périodes, comme de larges coups de pinceaux sur une immense toile. L'auteur ne s'encombre ni de dates ni de l'exactitude chronologique que demanderait une biographie. La forme même des Mémoires autorise cette liberté, propre à celui qui évoque ses souvenirs, pouvant ainsi reconstituer dans le détail une veillée de bataille ou évoquer en quelques mots des années de voyage et de labeur. Né en Espagne, Hadrien rejoignit rapidement Rome, où il exerça plusieurs fonctions administratives, notamment en écrivant les discours de l'empereur, avant d'accompagner Trajan en campagne. Il prouva sa valeur au combat lors des guerres contre les Daces puis les Sarmates. Il découvre ensuite l'Asie mineure où Trajan continue sa politique de conquêtes. Adopté par Trajan, il lui succède à sa mort. Dès lors commence un règne de vingt ans auquel Hadrien dit s'être préparé toute sa vie. Sa première action d'empereur, qui avait été l'un de ses premiers rêves, fut de mettre fin à la guerre orientale et d'établir les frontières durables de l'empire. Il s'efforça ensuite de bâtir pour l'avenir. Sa propre gloire lui importait peu.

Au gré de ces souvenirs, on suit tour à tour les actions audacieuses de l'officier dans les plaines hongroises, les rêves d'Orient du gouverneur de Syrie, la soif de mystères et de culture de l'homme lettré, la vision du monde ambitieuse de l'empereur, mais aussi la recherche de l'amour et les blessures secrètes de l'homme. On suit les extases d'une nuit syrienne, les rigueurs de l'hiver londonien, l'initiation sacrée aux mystères d'Éleusis et aux secrets des astres, les chaleurs étouffantes des palais d'Alexandrie, et la beauté d'une aube sur l'Etna. Puis le retour à Athènes : Hadrien fut le plus grec des empereurs romains. Au lourd encens des fêtes romaines et à l'académisme impérial, Hadrien préféra toujours la douceur et la poésie hellène. Cette double culture lui valut des moqueries mais elle fut sa force, car elle guida ses choix et sa philosophie de vie. Pendant tout son règne, il n'a cessé de voyager d'un bout à l'autre de l'empire, de réformer les lois et les gouvernements des provinces, de conclure des alliances, d'édifier des villes, de pacifier enfin cet immense territoire afin d'y laisser se développer le commerce et les arts. Il réglementa le sort des femmes et celui des esclaves, il renvoya les fonctionnaires corrompus, il incita les paysans à acheter leurs terres, il introduisit plus de discipline dans l'armée et récompensa les vétérans. Il se voulait le souverain idéal.

Difficile bien sûr de faire la part des choses entre le roman et la vérité historique, mais on se laisse emporter avec délices et frissons dans le sillage de cet homme qui régnait sur la moitié de l'Europe et la Méditerranée et pouvait édifier une cité en levant la main. L'évocation de ce monde glorieux reconstruit sous nos yeux les palais et les temples aujourd'hui enfouis sous les ruines. Hadrien est-il le premier à avoir rêvé de la Rome éternelle ? le portrait peut sembler complaisant, car l'homme qui a des défauts mais les admet et s'en excuse sera souvent sympathique aux yeux du lecteur. Il n'en reste pas moins que ce texte est tout à la fois un portrait psychologique d'une grande finesse, un merveilleux roman historique (appellation que ne refusait pas l'auteur), un tour de force littéraire et une impeccable leçon de classicisme. On dit que Marguerite Yourcenar mit beaucoup d'elle-même dans ce portrait… Un roman magnifique, plein de poésie et de majesté, un chef-d'oeuvre.
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