Je ne suis pas vraiment porté sur l'adoration des tout puissants, encore moins des empereurs, mais voilà qu'un des leurs m'invite à la confidence au seuil de sa mort. Que fais-je ? Je le renvoie à ses soldats ? À ses garnisons, ? À ses tribuns ? À ses palais ? À ses alcôves ? Ou bien je l'écoute un peu, pour peu qu'il aurait à me dire des choses intéressantes... ?
Ici l'écrivaine,
Marguerite Yourcenar, au travers du narrateur qu'est l'empereur Hadrien, convoque autant l'humanité, les philosophes que les astres.
Comment nommer ce livre,
Mémoires d'Hadrien ? Est-ce un roman historique, une biographie ? Une confidence ?
Ce livre peut faire peur, cette peur c'est d'ailleurs ce qu'il m'est arrivé et m'a donné aussi envie d'y venir.
Un carnet de notes à la fin du livre explique le cheminement de l'auteure. Il nous apprend beaucoup sur l'idée initiale, la construction de ce livre, la pensée de l'auteure aussi,
Marguerite Yourcenar m'est apparue ici comme une exploratrice insatiable, arpentant autant les lieux physiques où vécut Hadrien que ceux plus mystérieux que sont les sillons de l'âme humaine. C'est presque elle que j'ai découvert plus que l'empereur Hadrien. Cela ressemble au travail d'une existence ployée vers la beauté et l'érudition.
« Un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique, qui consiste, à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un ».
Dix-neuf siècles plus tard, que reste-t-il de cet homme, l'empereur Hadrien ?
Ce que j'aime dans les personnages des livres, ce sont leurs fêlures, ces interstices par où entre enfin la vie.
Marguerite Yourcenar fait resurgir sous la lumière de son écriture un empereur intègre, intransigeant, attachant. C'est un empereur autant attaché aux travaux de la paix qu'à ceux de la guerre. D'ailleurs, la paix il va la construire comme quelque chose d'essentiel pour lui.
Il posera un regard nouveau sur ce qui touche l'humain, l'attention aux autres, l'attention aux choses de l'art aussi...
Sur les pas d'Hadrien, nous déambulons sur les contours de la Méditerranée et un peu plus loin vers l'Asie Mineure, et pourquoi pas aussi vers la Bretagne d'alors, c'est-à-dire la Grande-Bretagne d'aujourd'hui, un vaste territoire, un empire, qui devient sous nos yeux comme une sorte de continent : la Mer Noire, l'Espagne, la Grèce, la Gaulle, la Colchide qui nous rappelle le mythe de Jason et des Argonautes, et puis aussi l'île où vécut peut-être le héros Achille...
Le début du récit commence par une lettre adressée par l'empereur Hadrien à
Marc-Aurèle, futur empereur, en quelque sorte celui qu'il désigne ici comme son successeur. Nous démarrons donc ce texte en agréable compagnie. Hadrien sent sa mort proche et se confie... Alors il revient sur son passage dans la vie, peut-être dans
L Histoire, la trace qu'il espère pourquoi pas laisser après lui...
Aurais-je lu ce livre s'il n'avait été proposé par un cercle de lecteurs auquel j'appartiens au sein de ma médiathèque préférée ? Quand je dis « cercle de lecteurs », je devrais dire « cercle de lectrices », je suis le seul homme régulier de ce cercle. Si vous m'autorisez une petite digression, je vous dirai qu'un jour je me suis étonné de ce manque de parité, pour une fois à l'envers. La directrice de la médiathèque m'a alors donné son interprétation. Statistiquement, les hommes lisent autant que les femmes, par contre, s'agissant de parler des livres, les hommes ne sont pas présents à cet exercice, par pudeur sans doute, n'osant pas révéler d'autres personnes des émotions qu'ils ont ressenti à ces lectures... Voilà, je referme la parenthèse.
L'écriture de
Marguerite Yourcenar est magnifique, lumineuse, solaire, sensuelle à certains endroits. Elle est fluide et m'a aidé à accéder à ce propos érudit qui convoque un personnage historique.
On se fait un monde des empereurs romains, on les croit fous, névrosés, tyranniques, dictateurs, inaptes à comprendre le monde, incapables de descendre de leur piédestal.
Il est vrai que des personnages comme Néron, Caligula, ou même César, n'ont pas aidé à rendre beau le profil de la fonction.
Si l'empereur Hadrien porte un regard humain sur ses semblables, il n'en demeure pas moins qu'il sait régler avant l'heure tout risque pouvant menacer son pouvoir, les manoeuvres autour de lui sont monnaies courantes, son charisme joue à chaque fois dans le bon sens.
C'est un empereur qui a des failles, des blessures, des doutes... Des défauts aussi, des endroits où il nous agace à certains moments. C'est d'ailleurs la force du propos. Humblement, il le reconnaît d'ailleurs, il nous confie ses erreurs, ses secrètes lâchetés. Mais c'est un homme de pouvoir et dans sa fonction où il faut prendre des décisions, ses émotions s'effacent, se retirent un peu pour laisser l'empereur faire son travail...
J'ai aimé cet empereur qui forge les premiers pas de son pouvoir sur le renoncement à une politique de conquête. Il voulait le pouvoir pour restaurer la paix, mettre un terme aux répressions sanglantes.
Hadrien, homme politique aussi forcément, nous dévoile ce qui existait et qu'on croit parfois comme une réalité contemporaine : l'orgueil et la vanité du pouvoir, la convoitise de ce pouvoir, les intrigues de palais, les conspirations, les ténébreuses machinations, le cercle étroit des femmes...
Son destin, sa manière de gouverner, sa trace, tout cela indique une note originale et j'ai trouvé dans les mots de
Marguerite Yourcenar une manière belle d'aborder l'humanité tout entière au travers de l'envergure d'un seul homme, ses rêves, ses désirs, ses ambiguïtés, ses blessures, ses renoncements...
Voilà un empereur qui creuse des ports, construit des digues, des aqueducs, élève des fortifications pour se défendre, fonde des bibliothèques.
Des villes naissent, se multiplient sous son règne. Elles sont belles.
Hadrien se détourna très vite de son épouse Sabine pour laquelle il a des mots très durs. L'empereur aimait davantage les hommes que les femmes et dans ce chemin de vie davantage les jeunes hommes, des éphèbes. Son amour véritable fut Antinoüs. Leur amour fut un éclat de bonheur, un diamant, quelque chose qui scintilla, et la mort du jeune homme, son choix de mourir un jour, fut quelque chose qui dévasta Hadrien, le rendit plus humain, le ramena à la terre, à la mer, au paysage quotidien, aux bruits de la rue et du rire des enfants. Sans doute il ne s'en remit jamais... Ou peut-être cela changea son regard sur l'humanité. Hadrien en fut dévasté, comme il fut dévasté par la mort d'autres proches avant et après.
La « presque sagesse » d'Hadrien qui transpire dans le texte de
Marguerite Yourcenar nous offre des mots follement beaux, fugitifs, parfois un peu rebelles par rapport à l'ordre des choses, des mots qui transgressent et veulent davantage dire la paix que la guerre, davantage dire l'attention auprès d'un esclave que le désir de répression...
Davantage dire la vie...
Un magnifique texte, empli de lumières et d'érudition.