La forme et le fond.
Ce qui frappe au premier abord c'est le contenant, particulièrement original, avec une histoire écrite à la manière d'un script (police de caractère spécifique incluse). Tout y est, les scènes découpées, les dialogues, le cut…
Le côté ludique prend d'emblée, amuse, distrait, mais vite viendra le fond, bien plus profond qu'il n'y paraît.
Charles Yu peut se permettre d'utiliser ce genre de fantaisie. Outre sa carrière d'écrivain, il est scénariste et producteur pour certaines séries TV connues et remarquées comme Westworld ou Legion.
Ce roman est un OVNI, mais surtout un livre qui marque l'esprit. Parce que derrière cette forme, il y a un propos très réfléchi, que l'aspect ludique fait passer insidieusement ; le racisme envers les personnes d'origine asiatique. Jusqu'à en rire jaune (expression très adaptée au contenu du roman et qui n'est pas raciste, elle, vous pouvez vérifier sur internet).
Le pitch : quand on est Asiat' de service, on rêve de devenir un jour Mister Kung-Fu, sortir du flot jaune pour devenir quelqu'un. Dans le milieu qui sert de prétexte, le cinéma ou les sitcom TV, comme dans la vraie vie.
La frontière entre imaginaire et réel se brouille vite dans ce livre. La fiction et la réalité fusionnent, s'entrechoquent et choquent à partir du moment où on a compris que les sujets seront plus sérieux qu'il n'y paraît.
La voix-off susurre son message, le lecteur devient acteur par la narration audacieuse, inclusive.
Parce que notre monde n'est qu'image, souvent déformée, détournée de sa substance. On ne creuse pas, on ne cherche pas suffisamment à comprendre l'autre.
Vous êtes-vous déjà réellement demandé pourquoi les asiatiques vivent en communauté, souvent refermés sur eux-mêmes ? Pensez-vous vraiment que c'est un choix ? La place de l'asiatique dans nos sociétés, aux USA mais aussi ailleurs (le constat et le « procès » peut s'appliquer à la France) est loin d'être qu'une affaire de choix.
Charles Yu use des stéréotypes pour défoncer les portes, celles de l'incompréhension, du manque de communication et de respect, des inégalités, de la misère cachée.
Mais il ose aussi l'autocritique appuyée, à la limite de la psychanalyse de groupe. Toujours avec une bonne dose d'autodérision. Il n'y a que peu de doutes que l'écrivain parle de ce qu'il connaît et a sans doute vécu.
Yu a un sacré culot. Son analyse sous-jacente est brillante, et il ose même jusqu'à comparer les racismes. Sa série TV fictive s'intitule « Noir et Blanc » et met en scène deux flics « parfaits » de deux communautés. L'asiat' de service y reste toujours en toile de fond.
Jamais l'auteur ne cherche à dire qu'un racisme est pire que l'autre, mais avec force et justesse il fait comprendre qu'il y a différentes formes et manières de le vivre. Sociologiquement, c'est incroyablement lucide. Il ouvre les couvercles de boites jusque-là hermétiques.
Voilà un roman à lire entre les lignes, parfois elliptique mais vite d'une intelligente clarté. C'est drôle, touchant, virtuose, poignant…
Chinatown, intérieur est un livre inclassable, habile et clairvoyant.
Charles Yu est un conteur qui maîtrise l'art de la distraction, et qui a compris que c'est un excellent moyen de faire comprendre le monde. Remarquable !
C'est le script d'une vie, qui démontre aussi qu'il y a une place pour un autre scénario, si on prenait la peine de se comprendre les uns les autres.
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