Citations sur Antonia : Journal 1965-1966 (31)
Grandir à toute vitesse et sortir de là. Je ne sais pas par où commencer. Je m'égare, je rature, je réduis, je construis, je compresse, je colle, je rêve éveillée, je crache sur l'injonction "Soyez heureux". Seule la nuit je suis honnête.
Au cinéma avec Fulvio. Nous sommes allés voir 8 1/2 de Fellini. Une réplique m'a bouleversée :
"Est-ce que tu serais capable de tout planter là et de recommencer ta vie ? De choisir une chose, une seule chose et d'y rester fidèle ?... De faire en sorte qu'elle devienne ta raison de vivre ? ... Une chose qui résumerait tout, qui renfermerait tout, parce que ta propre fidélité la rendrait infinie ? En serais-tu capable ?"
Dans une enveloppe vierge, j’ai trouvé la photo de mariage de Maman et de Henry, qui avait eu lieu à l’ambassade de Nassau. C’est aux Bahamas qu’elle a trouvé son deuxième mari. Combien de temps après la mort de Papa? Quelques mois? Peu après, Maman m'a annoncé qu’elle était enceinte de Bobby, ce demi-frère, ce petit putto. Son arrivée a tout modifié: j’étais devenue un rappel encombrant d’une vie passée, il fallait que ma naissance reste un acte invisible. J’ai littéralement sursauté en revoyant le visage d’Henry. Le jour de leur mariage, Maman, avec une voix mielleuse, m’avait dit: "C’est lui ton nouveau papa. Il faudra l’appeler Daddy."
Grandir à toute vitesse et sortir de là. Je ne sais pas par où commencer. Je m'égare, je rature, je réduis, je construis, je compresse, je colle, je rêve éveillée, je crache sur l'injonction "Soyez heureux". Seule la nuit je suis honnête.
Franco, avec son dos de prêtre, m'exaspère. Je n'en peux plus :
de ses petits gestes maniaques lorsqu'il plie ses habits
de sa manie de se moucher bruyamment avant de se coucher
de ses affreux pyjamas rayés, cadeaux de sa mère
de ses crachats sonores lorsqu'il se lave les dents
J'ai trouvé un petit livre bleu dans les cartons de Nonna. Un drôle d'objet qui répertorie toutes les qualités dont une femme, à la fin du siècle dernier, devait être dotée pour retenir l'attention des hommes. Il fallait qu'elle ait de la noblesse d'âme, un coeur affectueux, une capacité d'abnégation; qu'elle soit modeste, constante, courtoise, spirituelle, charitable, simple, bonne, raisonnable, sincère, douce, tendre.
Oublier le climat myope de ses yeux
Oublier ce qu'il disqualifie et surtout son acharnement
Oublier ce long et interminable couloir
Oublier de préparer le déjeuner. Oublier de ranger
Oublier de suivre le programme
Oublier de le questionner sur sa journée
Perdre la liste des choses à faire
Feindre des migraines régulièrement
Oublier de fermer les fenêtres
Oublier son corps liquide
Oublier la laideur
Ignorer les bouts d'ongles qui traînent sur le bord du lavabo
Relire si nécessaire
Il paraît qu’un jour on se réveille affamé de ne pas avoir été ce que l’on souhaite. Où ai-je lu cette phrase? depuis, au lever, je regarde autrement ce qui m'entoure. Le monde prend de l’ampleur, du volume, une odeur. Ce petit miracle s’ecanouit Très vite pour être remplacé par une implacable journée-ligne.
Il s'est assis à mes côtés et a commencé à chanter d'une voix granuleuse, le regard fixé sur l'horizon. Sa voix me calmait. Puis il s'est retourné vers moi, avec ses yeux clairs usés par la mer, et il est parti d'un éclat de rire plein de chaleur.
Un jour, je saurai rire comme lui.
J'attends comme un rat aveuglé par une torche que quelque chose, un accident, un événement fasse exploser ce tableau idyllique dans lequel je survis. Je négocie, je négocie, je négocie avec mon envie de tout détruire, mais serais-je capable de bâtir quelque chose ?