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Critique de JustAWord


Pour son second ouvrage en territoire science-fictif après Corpus delicti en 2010, la romancière (et juriste) allemande Juli Zeh imagine une histoire qui mêle uchronie et dystopie sur fond de thriller politique. Coeurs Vides, traduit par Rose Labourie, est un livre court mais passionnant publié cette année par les éditions Actes Sud dans leur collection ExoFictions. Si l'actualité semble actuellement davantage à l'action qu'à l'attentisme, le roman de Juli Zeh reste quant à lui tout à fait pertinent sur l'état de la démocratie en 2022.

Un terrorisme sous contrôle
Pour mieux comprendre de quoi l'on parle, plongeons dans l'univers de Coeurs Vides. Nous sommes en Allemagne en 2025 et Angela Merkel a perdu les élections au profit d'un mouvement nouveau appelé CCC (pour Comité des Citoyens Concernés) dirigée par une certaine Regula Freyer. Sous cette appellation, un parti autoritaire et extrémiste qui réduit petit à petit toutes les libertés et les acquis fondamentaux des citoyens allemands à coup de « packs d'efficience ».
De la réduction du seuil démocratique à l'interdiction des bières étrangères, le CCC cadenasse la société allemande « pour son propre bien ».
L'Allemagne n'est d'ailleurs pas la seule dans cette étrange situation puisque l'on apprendra au détour d'une phrase que le Frexit a suivi le Brexit, que Donald Trump et Vladimir Poutine ont redoré leur image publique en parvenant à exiler Bachar al-Assad et à mettre fin à la guerre en Syrie.
Un vent autocratique souffle sur le monde et l'Europe n'y fait pas exception.
Dans ces conditions, on imagine déjà des révoltes un peu partout…mais Coeurs Vides nous prend à contre-pied en débutant son action par un repas entre amis tout ce qu'il y a de plus banal. Alors que les enfants des deux couples s'amusent, la politique n'est abordée que du bout des lèvres, de façon un peu honteuse, comme si un ras-le-bol silencieux s'était emparé des convives.
Il faut dire aussi que l'hôte de la soirée, Britta Söldner, profite largement de la situation actuelle en Allemagne puisqu'elle dirige une organisation d'un genre très particulier appelée le Pont avec son ami et collègue Babak Hamwi. Sous ses dehors d'organisation thérapeutique pour les suicidaires allemands, le Pont repère les éléments les plus à risques de la société pour les passer à travers un programme en douze étapes visant à tester leur volonté suicidaire.
Et si rien n'y fait, ni les cliniques, ni les médicaments, ni la torture, ni la mise en conditions réelles, Britta leur propose de donner une utilité à leur suicide en les rencardant avec des organisations terroristes, des écologistes de Green Power aux islamistes de Daech, tout en fixant un nombre de victimes et un montant de dégâts acceptables. Une façon comme une autre de garder le contrôle et d'être cyniquement utile à la société apathique dans laquelle vit Britta. Sauf que lors de ce repas entre amis, un attentat est déjoué à Leipzig…et Britta n'y est pour rien ! Un concurrent mystérieux vient rebattre toutes les cartes et menace l'équilibre de la terreur savamment entretenu par l'organisation.
Voilà, en somme ce qui va occuper notre « héroïne » Britta Söldner pendant les 285 pages de Coeurs Vides. Les guillemets sont de rigueur puisque Britta est loin d'être une personne recommandable. Au contraire, elle constitue certainement une synthèse parfaite de la situation politique de son pays pris dans la tourmente post-démocratique des années 2010–2020.
Juli Zeh, au-delà du thriller mené de main de maître, s'interroge sur ce qui pourrit nos démocraties et les mènent à l'échec.

En quête de sens
La dystopie dans Coeurs Vides restent toujours en sourdine, au détour d'une discussion entre amis, après l'annonce d'une nouvelle mesure restrictive par le CCC, en croisant des terrains aménagés pour des programmes spéciaux autour du sport, en scrutant le déplacement de Regula Freyer à l'étranger…
Et si le noeud uchronique du roman, en l'occurrence la victoire mondiale du populisme et de l'autoritarisme, se fait vite discret, c'est parce que le roman de Juli Zeh n'est pas tant un roman d'anticipation qu'un roman de politique-fiction où l'autrice démêle les fils enchevêtrés d'une démocratie qui a perdu la face. Son héroïne, Britta, est un parfait reflet du glissement d'une partie de la population, ni trop pauvre ni trop aisé, qui trouve dans la situation une zone grise lui permettant de vivre plus ou moins confortablement.
Britta profite du cynisme ambiant et de la perte de l'élan vitale chez ses concitoyens pour les utiliser à des fins politiques et populistes, prenant le terrorisme pour une monnaie d'échange, un business, transformant le message politique en stratégie marketing. Britta, au fond, a conscience que ce qu'elle manigance n'a rien d'innocent, mais elle préfère ignorer ce fait et mettre en sourdine sa propre conscience pour profiter des bénéfices générés par cette entreprise peu recommandable.
Elle est donc à l'image de la société dans laquelle elle vit, une société où l'on troquerait volontiers ses droits démocratiques contre un lave-linge, au diable les grands principes et vive le confort moderne capitaliste. Juli Zeh constate l'échec du système démocratique parce qu'il repose sur un investissement minimum de la part du socle, c'est-à-dire du citoyen. Que se passe-t-il quand celui-ci n'a plus l'envie, dégoûté par un système qui tourne à vide et qui joue avant tout sur la peur de son prochain pour fonctionner ? Que se passe-t-il lorsque l'électeur, rassuré par la stabilité de son petit confort moderne n'a plus l'impulsion de se renseigner, de s'informer et, finalement, de s'indigner ?
Que se passe-t-il quand même les actes terroristes deviennent des petits arrangements entre amis quasi-inoffensifs ?
La démocratie meurt, le vote n'a plus d'utilité et les opportunistes (du CCC) s'engouffrent dans la brèche. Dès lors, la démocratie d'hier devient le terreau fertile des dictatures de demain.

De la violence en politique
Il y a dans Coeurs Vides un constant sentiment de gâchis qui entre en collision avec l'utilisation du suicide comme d'une arme politique. Il est d'ailleurs édifiant que Juli Zeh ait choisi ce sujet tabou dans les sociétés occidentales pour construire son intrigue, nous mettant aux côtés de personnes particulièrement déterminés à mourir et qui, sans en avoir conscience, sont bien plus vivantes que la plus grande part d'une population rivée à son écran de smartphone ou à son fil Twitter.
Là où l'autrice allemande surprend, c'est par son refus cependant de faire tomber un régime totalitaire par des méthodes tout aussi expéditives.
Elle a l'intelligence de comprendre, et de nous faire comprendre, que de forcer un changement de régime quand la population n'a pas pris la mesure du mal qui règne dans le pays, c'est toujours et encore décider pour ladite population et la renforcer dans son apathie. C'est remplacer une dictature par une autre forme de dictature, c'est oublier de réveiller le monde et approuver la léthargie de l'électeur moyen qui regarde les changements comme un spectateur regarde les rebondissements d'un blockbuster au cinéma.
Dans le fond, tout le cheminement de ce roman plus malin qu'il n'en a l'air, c'est de chercher à réveiller les consciences, par l'extrême, par un chat gris et une pierre, et pas en caressent son lecteur dans le sens du poil. Car si l'on ne réagit plus devant ce qui est fondamentalement mal, peut-être ne mérite-t-on pas autre chose à la fin ? Derrière la mécanique de la terreur, Juli Zeh réfléchit sur l'impact de la violence et les conséquences de la radicalité idéologique pour mieux capter l'immobilisme de notre siècle, consacrant sans le dire Julietta comme la véritable héroïne de cette histoire à la place d'une Britta complice et opportuniste.

Mêlant dystopie, uchronie et surtout politique-fiction, Coeurs vides parvient à questionner le lecteur sur son engagement démocratique et à réfléchir sur les limites d'un système qui repose sur la volonté de ses électeurs. Ajoutez-y un thriller efficace et un sous-texte dérangeant sur l'utilité de la violence pour changer les choses et vous obtenez un roman engagé et dérangeant qui refuse les effets de manche.
Lien : https://justaword.fr/c%C5%93..
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