Toute une moitié du monde

Il n'est pas non plus certain que cette conscience provoque des bouleversements dans ma manière de vivre : certes, quelque chose dans le regard que je pose sur le monde s'est déplacé ou affûté après telle ou telle lecture, mais ce déplacement peut ne jamais se transcrire en action.

Je vis dans la complète ignorance des conditions de vie d'une immense partie de mes compatriotes, et inversement.

J'ai répété jusqu'ici que lire m'arrachait à l'état d'impuissance dans lequel mon existence me plonge de manière réitérée.

Martin ne peut pas faire confiance aux bourgeois : leur jugement esthétique comme leurs émotions amoureuses sont dictés, consciemment ou non, par leurs intérêts. Ce monde qui lui a paru si beau, si plein, est une coquille vide et il s'est épuisé à y entrer. Il ne peut plus se faire confiance, non plus : il a voulu trop fort quelque chose qui n'était rien.

Je me suis reconnue si vite et si douloureusement dans les phrases simples de l'écrivaine Marianne Alphant, interrogée par Laure Murat dans Relire : "Quelquefois, je me dis que ça a occupé trop de place dans ma vie. Et puis quelquefois je me dis, après tout, pourquoi pas ?"

Sortir de mes livres, c'était rester coincée dans tout le reste : la pluie de novembre, la boue gluante, les arbres noirs, l'affection aléatoire du chat, toute l'échoppe de désagréments ouverte par la puberté, le bouton rouge au coin du nez, les hanches devenues trop larges, les seins douloureux et les blagues dégueulasses qu'ils attiraient, les garçons qui ne me plaisaient pas tant que ça mais parmi lesquels il fallait bien choisir, pourtant, si je ne voulais pas porter l'étiquette de "coincée" jusqu'à la fin du collège, les mains glissées de force sous mes vêtements à l'arrière du bus scolaire, l'impossibilité de savoir à qui en parler.

Lire c'est l'activité des enfants sages, studieux, curieux, bons élèves, destinés à être cultivés - quand les ouvrages appartiennent à un certain corpus. Mais, d'un autre côté, je décelais une irritation intranquille, notamment chez ma mère, devant le spectacle répété de mon absorption par un roman. "Sors un peu le nez de tes bouquins !". J'ai entendu cette phrase en boucle, surtout au début de l'adolescence. Mais pour aller où ? Je n'avais pas de mobylette ni de scooter, j'étais encore à des années du permis de conduire et ma famille vivait à plusieurs kilomètres de la ville la plus proche. Sortir le nez de mes bouquins mais pour quoi faire ? Mes bouquins, justement, me sortaient de la maison, du jardin et de l'impression que tout était loin, les amusements, les aventures, les passions, ils m'arrachaient à ma stase piteuse. Mes bouquins me sortaient de me corps à une époque où je détestais mon corps. Me sortaient des sociabilités imposées qui me laissaient frustrée quand elles ne me laissaient pas en pleurs.

Les hommes blancs que j'ai rencontrés en pays de fiction ont été des héros magnifiques comme ils ont pu être d'odieux criminels ou de pathétiques perdants, ils ont été cent fois chevaliers avant d'être éboueurs, cent fois grands et altiers avant d'être obèses, cent fois amoureux et aimés, cent fois triomphants ou ténébreux ou inconsolés, cent fois merveilleux au lit, cent fois terribles dans leur fureur, cent fois en se frappant le cœur ils sont tombés sur une foudre divine ou leur propre génie, cent fois ils ont masqué leur cœur de chair de leur front d'airain, cent fois ils partirent cinq cents mais par un prompt renfort, cent fois ils ont sauvé une maison, un pays, l'honneur ou la planète, ils peuvent tout se permettre aujourd'hui, surtout d'être mal aimables, vils, vides, dégueulasses, ridicules ou larmoyants.

L'empathie a très probablement joué un rôle décisif au cours de l'évolution, en tant que réaction réflexe provoquant le comportement approprié en cas de danger : secours, solidarité, fuite collective...

Nous passons une bonne partie de nos vies dans des univers fictionnels : livres, films, séries, histoires d'horreur ou rêves d'avenir divers racontés en groupe...