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Quand la fiction est politique
Interview : Alice Zeniter à propos de Comme un empire dans un empire  

 

Article publié le 26/10/2020 par Nathan Lévêque

 

« Il faut que quelque chose change, se répétait-il à l'automne 2019, incapable de savoir si la phrase concernait ses désirs plutôt que l'ordre du monde. Il faut que quelque chose change. » C’est ce que ce se dit Antoine, assistant parlementaire, au début du nouveau roman d’Alice Zeniter, si contemporain qu’il se passe en 2019, dans un désordre de luttes allant de Nuit Debout aux Gilets Jaunes en passant par les manifestations écologistes et des luttes informatiques souterraines. Car le deuxième protagoniste de son roman est une hackeuse, L, qui porte ses idées et ses engagements « au-dedans », loin de « la viandosphère » à laquelle elle tente d’échapper en devenant une combattante virtuelle – mais ô combien réelle. Narrant et incarnant ces deux personnages militant chacun à leur manière, Alice Zeniter donne à voir la politique autrement – comme un « sursaut » dit-elle dans cet entretien – et interroge l’idée même d’engagement.

 

 

Vous signez cette rentrée un nouveau roman, qui met en scène les destins croisés de deux personnages : L., hackeuse, et Antoine, assistant parlementaire. A une période où l’on entend de plus en plus de citoyens affirmer qu’ils « ne croient plus en la politique », vous écrivez une histoire où la politique se joue dans ce que vous appelez « des vies minuscules ». Pourquoi avoir choisi ces deux personnages ? A quel point Antoine, L. et les autres poursuivent-ils les mêmes idéaux ?

Ce ne sont pas les mêmes idéaux qu’ils poursuivent mais c’est la même insatisfaction qui les agite, qui les tient au ventre : « ça ne me va pas ». Une des choses que le livre raconte, c’est que « la politique » n’est pas le domaine de la rationalité, des grands discours ni même celui des idéaux formulés clairement, c’est parfois simplement une incapacité à accepter telle ou telle situation. C’est un sursaut, un « non » qui passe les lèvres avant même qu’on ait pu y réfléchir.

 
Le livre fait référence, par son titre, à une citation du philosophe Spinoza : « L’homme n’est pas un empire dans un empire ». Pourquoi ce choix ? A-t-il été évident pour vous ?

La citation exacte est « ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire », ce qui veut dire que, déjà, chez Spinoza, cette réflexion porte sur le fait que l’homme se raconte sur lui-même une histoire qui est fausse. L’homme se berce de sa légende, celle qui veut qu’il soit libre, doué de volonté, sujet de ses actes et qu’il échappe aux règles et aux déterminismes. Cette citation s’est imposée, oui, parce qu’elle me paraît tout à la fois avoir une portée politique évidente (elle sape le mythe néo-libéral du self-made-man, elle permet de repenser nos rapports aux vivants non-humains, etc) tout en ayant une beauté qui m’enchante : le rayonnement poétique du mot empire, l’idée de l’homme qui serait au monde comme des poupées russes...


Avec un vocabulaire parfois assez technique sur le hacking et des conversations politiques et stratégiques très incarnées dans le cabinet parlementaire dans lequel travaille Antoine, vous livrez un roman qui pourrait presque faire figure de récit tant il est réaliste et riche en informations. Combien de temps dure la phase de recherche dans votre processus d’écriture ? Comment parvenez-vous à faire le tri entre toutes les informations que vous emmagasinez et ce qu’il est finalement important de mettre dans le roman ?

La phase de recherche n’est pas coupée de la phase d’écriture : certaines découvertes donnent immédiatement envie d’écrire, certains chapitres sont brusquement interrompus parce je réalise que je ne maîtrise pas une question qui me paraît centrale. Il y a tout le temps des passages, des bonds entre la documentation et l’écriture. Quant à la question du tri des informations, elle est assez compliquée. Disons que le temps et la narration font le tri à ma place… Si je passe deux ans à essayer de faire entrer au chausse-pied un passage dans le corps du roman, c’est qu’il n’est pas à sa place et qu’il faut que j’en fasse mon deuil.

 

Crédits : Pascal Ito 

Votre roman repose sur la dichotomie, évidemment poreuse, entre ce que le personnage de L. appelle le « dedans » (Internet) et le « dehors » (ou « la viandosphère ») qui correspond au monde physique, « la vie réelle ».  En tant que romancière, où pensez-vous vous situer entre ces deux espaces ?

On pourrait remplacer Internet par un « dedans » qui serait l’univers des fictions et alors je serais un vrai avatar de L : basculée à l’intérieur depuis des années et incapable de comprendre pourquoi je suis obligée de m’intéresser autant au-dehors.

 
Comme un empire dans un empire arrive dans votre carrière juste après L`Art de perdre, un succès critique et commercial unanime, qui a été primé de nombreuses fois et qui continue à séduire de nombreux lecteurs (4,33/5 sur Babelio !). Avez-vous senti que cela a influencé votre travail d’une manière ou d’une autre ? Changer complètement de registre en passant d’une fresque familiale et historique à une chronique contemporaine était-il un choix destiné à rompre avec ce précédent ouvrage ?

Aucun de mes livres ne ressemble au précédent, je crois. Parce que j’ai peur qu’en écrivant des ouvrages trop proches, je finisse en réalité par écrire en boucle le même roman, chaque fois légèrement amélioré. Il y a des écrivains qui travaillent comme cela. Ils ou elles sont, au fond, les auteurs d’UN livre qui dure toute leur vie. Mais je suis trop touche-à-tout pour que ça me convienne et j’ai une immense soif d’apprendre, de traverser d’autres existences, d’autres champs dans le temps de l’écriture.

Vous racontez dans ce roman des événements très récents, actuels même, avec la même intensité que si un siècle entier se déroulait sous nos yeux : Nuit debout, les manifestations des Gilets Jaunes, les Marches pour le climat… Vous avez par ailleurs une écriture qui décrit de manière très sensorielle le réel. Ecrire, est-ce une manière pour vous d’observer le monde qui vous entoure ? Est-ce également, pour le lecteur, une façon de comprendre et d’humaniser ces luttes parfois méprisées ?

C’est une façon de leur accorder du temps et, d’une certaine façon, du corps : c’est prêter notre corps pour ressentir, le temps de la lecture, les gazs, les coups, la pluie... Ces luttes deviennent alors vaguement familières, elles ne sont plus uniquement le sujet des éditos, l’ouverture du JT. Elles nous sont passées par dessous la peau. Pour moi, il s’agit de s’arracher à la condamnation instantanée de ces mouvements : « ils foutent le bordel », « ce sont des casseurs », « ça ne sert à rien », etc.


Les idéaux qui traversent vos personnages et leur engagement sont si forts qu’ils finissent par se heurter à la réalité de notre société et par remettre en question leurs choix. Sans trop en dire, la fin du roman les met sur de nouveaux chemins, qu’ils n’avaient peut-être pas imaginé au début et qui sont peut-être plus à la taille de leurs possibilités. Dans les formes diverses qu’il peut revêtir, existe-t-il une bonne échelle de l’engagement ?

Peut-être qu’il en existe plusieurs qui peuvent coexister joyeusement et efficacement… C’est ce que défend Antoine lors de la conversation du bar : on pourrait penser une division du travail engagé et arrêter de chercher quelle est LA bonne solution, LA bonne militance, etc. Peut-être que ni L, ni Antoine, ni Xavier n’est le détenteur d’une forme satisfaisante de l’engagement, mais leurs trois manières d’agir entrent en écho, elles s’éclairent aussi mutuellement et elles peuvent se lancer des passerelles.

 

Alice Zeniter à propos de ses lectures


Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?

L`Histoire sans fin et/ou Les Trois Mousquetaires.
 

Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?

Freedom de Jonathan Franzen.


Quelle est votre première grande découverte littéraire ?

Le premier territoire que j’ai eu l’impression de pouvoir arpenter moi ? Sans le recevoir par les professeurs ou les parents ? Je pense que c’était Boris Vian


Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?

Possiblement Le Seigneur des Anneaux. Je relisais énormément les livres à l’adolescence. Depuis, j’ai un peu arrêté : j’ai réalisé que la bibliothèque du monde est vaste et que ma vie est courte. Relire devient un peu angoissant.


Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?

Aucun. Il y a des livres que je n’ai pas lus (et je m’en fais régulièrement la remarque : ceux de Thomas Mann, de Kazuo Ishiguro, de Doris Lessing...) mais je n’en éprouve pas de honte. Ceux que j’avais honte de ne pas avoir lus, je les ai lus très rapidement et en cachette pour pouvoir chasser la honte.


Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?

Je peux en nommer deux ? Le Seigneur des porcheries de Tristan Egolf, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Hurston.

 
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?

Sur la route de Jack Kerouac. C’est une compilation de remarques enfantines et sexistes avec, au milieu, quelques scènes de ravissement.


Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?

Est-ce qu’un poème peut compter comme une très longue citation ? Si c’est le cas, alors « La Chanson du mal-aimé » de Guillaume Apollinaire. Et sinon – un peu comme tout le monde, j’en ai peur – cette presque fin de L`Education sentimentale    : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. »


Et en ce moment que lisez-vous ?

La Tannerie  de Celia Levi

 

 

Découvrez  Comme un empire dans un empire de Alice Zeniter, publié chez Flammarion

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