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Critique de Charybde2


« C'était juillet, l'été féroce imprimait sa morsure de chacal, poussait son hurlement de loup » : dans le Bornéo de la diaspora chinoise sous invasion japonaise en 1941, un immense roman réaliste et magique pour traquer les oppressions et les résistances quotidiennes dans les plis de la grande Histoire.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/12/note-de-lecture-la-traversee-des-sangliers-zhang-guixing/

Niché à l'embouchure de sa rivière descendant droit de la jungle et des montagnes de l'arrière-pays, connu pour ses eaux poissonneuses et pour les hardes qui lui valent son surnom de « Bouk aux Sangliers », Krokop, gros village de la côte nord de Bornéo, coule une vie presque paisible en ce début des années 1940. Entre une économie coloniale d'opulence et une économie de subsistance qui n'exclut pas certaines manifestations occasionnelles de solidarité, les quelques colons néerlandais ou britanniques côtoient une florissante communauté chinoise, une importante population malaise, quelques membres de la diaspora japonaise, et, de temps à autre, quelques Dayaks descendus pour quelques courses en ville de leur domaine de jungle qu'ils ne partagent qu'avec de rares chasseurs expérimentés. Dans les vapeurs régulières d'opium qui baignent une bonne partie du village presque autant que la fumée de tabac, on cultive soigneusement des amitiés bonhommes, des amours probables ou improbables, de menues crapuleries honteuses, et quelques secrets potentiellement effroyables. Rien que de très normal, en somme, dans un décor extraordinaire dans lequel « La Rescousse » de Joseph Conrad, ou ses autres romans « indonésiens » et « malais » (la rupture politique post-décolonisation n'interviendra de fait qu'en 1963), aurait muté au fil du siècle, si ce n'est peut-être que certains mythes cruels du folklore régional semblent disposer ici d'une curieuse réalité.

Alors survient le 13 décembre 1941, et l'invasion de Bornéo par l'armée impériale japonaise.

On a beaucoup parlé, et tout à fait à raison, de réalisme magique à propos des romans de Zhang Guixing (Chang Kuei-hsing en anglais et 張貴興 en chinois), Chinois de la diaspora, né au Sarawak (la partie malaisienne de l'île de Bornéo) en 1956 et installé à Taïwan (dont il a obtenu la nationalité en 1982) depuis 1976. Avec cette « Traversée des sangliers », son septième roman, datant de 2018 mais le premier traduit en français, en janvier 2022, par Pierre-Mong Lim pour les éditions Picquier, nous découvrons ainsi une manière très personnelle, et pour tout dire plutôt extraordinaire, d'insérer avec une cruauté sans fard la grande Histoire dans la microscopique, de pratiquer une sorcellerie par laquelle les sangliers semblent souvent doués de raison (le formidable rapport puissamment ambigu entre nature et culture, dès les premières pages, établissant comme une connivence secrète avec, par exemple, le « Princesse Mononoké » d'Hayao Miyazaki), les penanggalans (que les plus vieux rôlistes ici auront peut-être rencontré au détour du Fiend Folio d'AD&D 2 vers 1981-1984) évoluent librement à la nuit tombée si l'on n'y met pas bonne fin, les soldats japonais (appelés – on saura hélas vite pourquoi – les « Monstres » tout au long de l'ouvrage) peuvent continuer à pédaler quelques semaines sur leurs vélos même après que leurs têtes aient été soigneusement tranchées par les derniers résistants encore en vie.

Tissé de jungle et de magie, d'avidité et de sadisme, d'amour et de dissimulation, de poésie subtile et de mélancolie indéracinable, en un cocktail rarissime, « La traversée des sangliers » tire aussi sa force particulière d'un jeu sans pitié avec la chronologie, jeu par lequel de très nombreux flash-backs et flash-forwards, qui ne se présentent pas toujours d'emblée comme tels, établissent un réseau serré de correspondances mystérieuses, qui se dévoileront pourtant toutes in fine, entre passé, présent et futur, entre ce qui ressort de l'individu et ce qui ressort du collectif, ou entre les moments héroïques parfois ignorés et les abîmes de lâcheté bien dissimulés (tous les collaborateurs de l'occupation ne seront pas si faciles à identifier). Et c'est ainsi que l'on tient entre ses mains un roman immense, traquant avec une joie féroce les oppressions et les résistances réputées invisibles dans les plis les plus inattendus de la grande Histoire officielle.

L'excellente chronique de Sébastien Omont dans En attendant Nadeau est à lire ici, celle de Nils C. Ahl dans le Monde des Livres est ici, celle de Frédérique Fanchette dans Libération est là, et celle de Christian Desmeules dans le Devoir est là. Mentionnons aussi sans faute que la traduction de Pierre-Mong Lim (face au foisonnement d'un vocabulaire extrêmement précis de la nature déployé par l'auteur taïwanais), comme sa précieuse préface, impressionnent.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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