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Critique de MarjorieD


Plus un roman me plaît, plus il est difficile pour moi d'en faire la « critique ». D'autant plus que dans le cas présent, le roman est devenu un classique. Un chef-d'oeuvre, oui, pour moi, modeste lectrice de 2017. Comment éviter les écueils de la fiche de lecture, de l'analyse littéraire, pour ne laisser que son ressenti, ses émotions ? Certes, pour apprécier toute la saveur de ce roman, il faut en avoir quelques prérequis, quelques clés de lecture : « Il faut toujours replacer une oeuvre dans son contexte historique, géographique et social », nous disait notre professeur de littérature, Mr Raymond Trousson, dont je salue la mémoire.

La Bête humaine (1890) est le 17ème volume sur les 20 que compte « Les Rougon-Macquart. Histoire Naturelle et sociale d'une Famille sous le second Empire ». Ce titre est à lui seul tout un programme…
L'action du roman se déroule sur les 18 mois qui précèdent la guerre franco-prussienne, marquant le déclin puis la fin du second Empire et l'avènement de la troisième République en 1870. Sur cet aspect historico-politique, je ne m'étendrai pas. Je retiendrai juste que Zola l'aborde par l'intermédiaire des personnages de Grandmorin, Denizet (juge d'instruction) et Camille-Lamotte (secrétaire général) ; par le truchement de l'enquête policière et de l'instruction consécutive aux deux « affaires », fustigeant la magistrature, le système judiciaire qui condamne les innocents au profit de l'arrivisme politique.
Le XIXème siècle, c'est l'avènement de l'industrie. On applique les principes de la thermodynamique de la machine à vapeur aux moyens de transport : la locomotive à vapeur devient le symbole de la Révolution Industrielle et du progrès en marche. Zola assiste à l'accession de la bourgeoisie en tant que classe dirigeante et tandis qu'une société hypercapitaliste se fait jour, l'argent devient un thème littéraire. Zola n'aura de cesse de renvoyer dos à dos l'insolence de ses privilégiés et la misère de ses victimes.
H. Taine applique le déterminisme au domaine des sciences humaines. C'est à lui, ainsi qu'à Claude Bernard (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865) et à Prosper Lucas (Traité de l'hérédité naturelle, 1847-1850) que Zola emprunte les lois scientifiques sur lesquelles il fonde son projet des Rougon-Macquart, tel qu'expliqué dans la préface à la Fortune des Rougon (1871) :

« L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur. Je tâcherai de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme »

Ceci implique la subordination de la psychologie à la physiologie et la prééminence des instincts : les conditions physiologiques ainsi que l'influence du milieu et des circonstances déterminent la personne.

De fait, La Bête humaine illustre bel et bien la doctrine naturaliste, tombée en désuétude. Mais ce qui fait le génie de son chef de file, c'est qu'il déborde souvent, et particulièrement dans ce roman, du cadre froid et strict qu'il s'est lui-même imposé, au point d'en devenir épique. Et ce livre, je l'ai dévoré comme un « page turner ». Oui, je sais, c'est un anachronisme, un terme que l'on attribue de nos jours au roman policier et au thriller et c'est à dessein que je l'utilise.
Il y a un tel dynamisme, jusque dans les descriptions, et avant tout dans la construction où rien n'est laissé au hasard. Chaque personnage, chaque lieu, chaque phrase, chaque mot, chaque couleur même est à sa place et a son importance.
Zola utilise avec maestria le système ferroviaire comme métaphore et de la composition romanesque et de l'hérédité. Les principes de la thermodynamique sont la logique même de la transmission héréditaire. Réunies dans une même vision, la vie (le monde animé) est perçue comme un mécanisme et une somme d'énergies, tandis que la matière (monde inanimé) s'emplit d'un souffle vital. Je me suis réellement prise d'affection pour la Lison, ainsi que d'une femme amoureuse et docile, délaissée car supplantée par Séverine dans le coeur de Jacques. Vous en connaissez (ou découvrirez) la fin, furieuse et tragique. Je ne sais pas vous, mais moi je trouve qu'elles avaient de la gueule ces anciennes locomotives à vapeur, du caractère, comparées à nos insipides machines électriques actuelles… Je referme la parenthèse.

D'où l'ambivalence du titre, La Bête humaine. À quoi, à qui se rapporte-t-il exactement ? À la Lison, à Jacques Lantier ? Cet oxymore prête à différentes interprétations, toutes légitimes. Pour ma part, j'adopterai plutôt l'avis de ceux qui le renvoient à l'inconscient, même si, en 1890 la psychanalyse n'en n'était qu'à ses balbutiements. Ne s'attachant pas à une classe sociale ou à une caste en particulier, un peu à part dans le cycle, ce roman est celui du crime, du meurtrier. Chaque personnage est un criminel en acte, en puissance ou par procuration, Jacques cumulant les trois. Qu'est-ce qui les motive à tuer ? Pour certains, c'est l'argent (le couple Misard/Phasie dont l'obsession, la passion, nous les rendent ridiculement tragiques. Misard est le type de l'assassin froid et calculateur). Pour tous les autres, c'est l'amour, synonyme de jalousie et de possession. Dès lors, la Bête, c'est la passion, l'instinct, l'inconscient, qui l'emporte sur la raison et l'éducation, sur l'humain.
Jacques est le criminel né, celui qui possède cette fêlure en lui, en digne héritier de l'aïeule « tarée » mais dont Zola fait remonter l'origine bien au-delà, jusqu'aux prémices de l'humanité. C'est l'amour et la mort qui unissent Jacques, l'homme, et Séverine, la femme, prédestinés l'un à l'autre. Eros et Thanatos. Par ailleurs, Jacques préfigure le tueur en série « moderne » : même une fois rassasiée la Bête, l'instinct de meurtre contre lequel il aura beau lutter, n'aura de cesse de se manifester, encore et encore, réclamant toujours plus de sang. Il est paradoxal que Jacques soit le seul à éprouver quelques scrupules.

Cette prééminence accordée aux instincts, aux sens, en fait un roman éminemment sensuel tandis que la prédestination est la caractéristique même de la tragédie antique. En dépit de sa science, l'être humain n'échappe pas à son destin. le progrès qui en découle le précipite vers sa chute, vers ce carnage allégorique de la catastrophe ferroviaire annonçant l'autre, bien réel celui-là.
C'est une vision sombre et pessimiste de la condition humaine qu'a Zola, à rapprocher de celle de Schoppenhauer.

Enfin, et pour conclure, je dirais que si Zola est encore lu et apprécié aujourd'hui, c'est parce qu'il était et reste un écrivain résolument moderne, voire visionnaire pour certains aspects.

Pour écrire cette « critique », je me suis aidée de ce bon vieux Lagarde et Michard. Par ailleurs, je ne peux que vous renvoyer à la préface d'Anne Percin (lue après avoir refermé le roman) aussi pertinente que bien écrite.
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