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Critique de Kiyoaki


Il y a des lieux qui vous mangent, nous dit Zola. Des lieux qui enferment un monde dont les étrangers sont exclus. Car c'est un monde déjà comble, saturé par la présence des habitants, bourré de passages, gavé d'une surabondance de nourriture, satisfait de lui-même et dont l'arrivée d'un intrus bouleverse et retourne l'estomac -qu'il ne fallait pas déranger. Florent sera cet intrus ici, cet indésirable dont on croit un instant qu'il sera digéré par la population des Halles, c'est-à-dire accepté, assimilé au lieu et aux autres personnages. Mais l'illusion ne perdure guère, et comme toujours chez Zola, la monotonie d'une vie calme et sereine ne dure pas. le désordre reprend vite de la graine, faut dire qu'il a de quoi se sustenter avec toute cette boustifaille dans le coin. L'échiquier mis en place, il ne reste plus qu'un peu de ruse malsaine -que chacun porte avec lui dans son coeur- pour que les complications donnent le résultat escompté : celui de l'évacuation, de l'épuration du lieu contaminé par l'élément importun.

De ce troisième tome de la fresque des Rougon-Macquart, il en ressort une impression terrible de violence et de mesquinerie. Ce qui n'est évidemment pas étonnant chez Zola, puisque chacun de ses livres se fonde sur un même trouble : celui de la coexistence des hommes et de leur difficulté à vivre ensemble. Ou de leur incapacité à se mêler de leurs propres affaires. Les rumeurs, les on-dits, les cancans, les mensonges, les perfidies sont le lot quotidien des "victimes" de Zola (victimes qui ne sont d'ailleurs jamais vraiment innocentes ni pures de toute vilenie, mais qui subissent tout de même injustement les bassesses de leurs voisins). Enfin, pour être franc, on adore ça. Celui qui aime lire Zola, aime à voir se jouer et déjouer les fourberies que chacun fait à tous, pour le bonheur d'observer l'être humain dans tout ce qu'il a de plus perfide et de plus roublard. Evidemment, le lieu et le temps du récit ne sont guère d'actualité, mais il suffit de peu d'imagination pour remettre une telle histoire au goût du jour. Les hommes n'ont pas changé depuis Zola, ils sont toujours aussi malins, toujours aussi retors. Alors bien sûr, j'ai adoré ce Ventre de Paris. J'étais doublement satisfaite que La Curée m'avait laissé sur ma faim... faim très vite comblée par la nuée de chère que ce nouveau tome avait à me proposer. S'il y en a que les descriptions méticuleuses d'Emile gênent, ce n'est guère mon cas. C'est bien souvent au milieu de ces pages d'exposés que je me trouve propulsée sur un petit nuage -que tout lecteur connaît quand la lecture le transporte dans les airs des songes. Comment résister à cette profusion lexicale sur le thème de la nourriture ? D'un monde (les Halles de Paris) que nous ne pourrons plus connaître tel aujourd'hui ? Mais franchement, le plus grandiose de ce roman, au-delà même de la richesse du langage et des détails, c'est cette image des Halles, de ce Ventre, de ce monstre sans coeur, que seul l'estomac agite et qui serait prêt à gober chaque rue, chaque maison et chaque âme du quartier. Les passages qui peignent cette métaphore sont sans aucun doute les plus intenses et les plus beaux du roman. de palais à machine à vapeur, les Halles, dans leur métaphore dynamique, deviennent enfin un "ventre", un monstre quasi féroce. Elles effrayent notre personnage principal autant qu'elles le fascinent. Et il semblerait que seuls Florent, Claude le peintre et Madame François soient capables de voir en elles le phénomène vampirique qu'elles représentent. Claude, en effet, voit dès le début du roman le lien entre ces Halles et la terrible vie organique qui tue pour se nourrir.

Il n'y a d'ailleurs pas que des histoires de légumes qui sont comptées dans ce livre. La part belle est faite à la charcuterie puisque les hôtes de Florent, son beau-frère Quenu ainsi que sa femme Lisa, sont ce que l'on nomme des charcutiers. Il y a Quenu, ce beau-frère ignorant et naïf, loin de se douter ou bien de participer à quelque aventure que ce soit, et qui fait ses boudins dans l'arrière de sa boutique. Si un classement était à faire, il serait avec Florent l'un des deux innocents de l'histoire. Ce qui n'est bien sûr pas le cas de sa femme, la belle Lisa, représentant à elle seule l'ambivalence caractéristique des personnages de Zola. Lisa, c'est une femme qui plaît, ne la surnomme-t-on pas "la belle Lisa" ?, qui apparaît au début du roman comme un personnage adjuvant, mais qui se transformera au fil du récit en opposant, voire en ennemi farouche de Florent. Son ombre large plane derrière chaque page, puisqu'elle précipite vivement et volontairement le triste dénouement. Nous y retrouvons beaucoup d'autre personnages notables, comme la belle Normande, rivale direct de Lisa, qui donne l'occasion à Zola de développer sur l'asexualité (oui presque) de son héros avec brio et fantaisie. Mais le personnage le plus intéressant reste tout de même Claude Lantier, le futur héros de L'Oeuvre, qui délivre à quelques occasions sa vision de Paris, des Halles et de ses occupants, en tant que peintre désabusé. A plusieurs reprises, ses réflexions sont des morceaux de pensées étranglées, parfois dures, parfois cocasses ; comme quand il voit une sorte de réincarnation dans chaque légume de Madame François.
Quoiqu'il en soit, difficile de tirer une conclusion ou une morale à une histoire de Zola, encore moins celle-ci. Les conjectures s'entremêlent et les personnages, comme toujours, ne sont jamais à absoudre de tout péché. C'est un des points qui ravissent et exaspèrent en même temps, de ne pouvoir trancher sur qui que ce soit, de ne jamais rencontrer une figure du bien au milieu de la pourriture, du fumier, des odeurs de sang et du bitume frais, qui colle aux chaussures. Mais c'est magnifique, c'est de la littérature, ça emporte loin sur des cimes abruptes et ça nous tend la main pour nous faire redescendre des monts escarpés sur lesquels il nous a précédemment projeté. Il y a bien plus à dire sur ce roman et sur Zola évidemment. Il y a même trop à dire, tant il nous enchante encore et nous comblera pour longtemps, très longtemps je l'espère, de son élégante plume et de sa somptueuse littérature.
Lien : https://jusdereglisse.blogsp..
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