Discours de Roger Martin du Gard pour le prix Nobel (1937).
“Ceux qui sont "bien pensants", parce qu'ils ne peuvent pas être "pensants" tout court. ”
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Sur France Inter : Concordance des temps 14-15
Actualité de Roger Martin du Gard
http://www.franceculture.fr/emission-concordance-des-temps-actualite-de-roger-martin-du-gard-2014-12-13
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On ne peut guère nier que l’œuvre de Roger Martin du Gard, plus d’un demi siècle après sa mort, traverse une période de purgatoire et que l’auteur de Jean Barois et de la saga des Thibault, prix Nobel en 1937, n’est plus fréquenté par nos contemporains autant qu’il le fut par les siens.
“Ne vous illusionnez pas sur l’utilité de la production quand même. Est-ce qu’une belle vie ne vaut pas une belle oeuvre ? J’ai cru aussi qu’il fallait besogner. Peu à peu, j’ai changé d’avis…”
“Votre au-delà est une invention merveilleuse: c’est une promesse placée si loin que la raison ne peut pas interdire au cœur d’y croire.”
“Je crois qu'il est impossible de ne pas éprouver une espèce de vertige, à ces premiers contacts avec la Science, lorsqu'on commence à distinguer, pour la première fois, quelques-unes des grandes lois qui ordonnent la complexité universelle”
La vie, on sait bien ce que c'est : un amalgame saugrenu de moments merveilleux et d'emmerdements.
"Je vous aimais tellement... que je ne vous désirais presque pas !"
-« Tu n’as qu’à être plus froide avec lui, maman, si tu trouves qu’il vient trop souvent ! »
-« Qui donc ? » fit Mme de Fontanin, se retournant. « Jacques ? Trop souvent ? Mais voilà plus de quinze jours que je ne l’ai vu ici ! »
(En effet, ayant appris par Daniel l’arrivée de M. de Fontanin et le bouleversement causé de ce fait dans leur vie de famille, Jacques avait tenu, par discrétion, à ne pas reparaître chez eux.) D’autre part, comme Jenny se rendait beaucoup moins régulièrement au club, qu’elle évitait Jacques le plus possible et attendait souvent qu’il fût engagé dans une partie pour s’esquiver sans presque lui avoir parlé, les deux jeunes gens s’étaient fort peu rencontrés depuis une quinzaine.
Jenny était délibérément entrée dans la chambre de sa mère ; elle avait refermé la porte et se tenait debout, muette, dans une attitude intrépide.
Mme de Fontanin eut grand-pitié d’elle, et ne songea qu’à faciliter la confidence :
-« Je t’assure, ma chérie, que je ne vois pas bien ce que tu veux dire. »
-« Pourquoi aussi Daniel a-t-il amené ces Thibault chez nous ? » articula Jenny avec feu. « Tout ça ne serait pas arrivé sans l’incompréhensible amitié de Daniel pour es gens-là ! »
-« Mais qu’est-il arrivé, ma chérie ? » demanda Mme de Fontanin, dont le coeur battait plus fort.
Jenny se cabra :
-« Il n’est rien arrivé, ce n’est pas ça que j’ai voulu dire ! Mais si Daniel, et toi, maman, si vous n’aviez pas toujours été attiré ces Thibault à la maison, je ne… je… » Et sa voix se rompit net.
Mme de Fontanin rassembla son courage :
-« Voyons, ma chérie, explique-moi. Est-ce que tu as cru remarquer de la part de… un… un sentiment particulier ? »
Jenny n’avait même pas attendu la fin de la question pour abaisser la tête en un signe d’affirmation. Elle revit le jardin plein de lune, la petite porte, sa silhouette sur le mur, le geste outrageant de Jacques ; mais le souvenir de cette seconde terrible qui jour et nuit l’obsédait encore, elle était bien résolue à le taire, comme si, en le conservant ainsi enfermé dans son coeur, elle se fût réservé la liberté de s’en faire un sujet d’horreur ou simplement d’émoi.
Antoine, las, mais bavard, ne pouvait songer qu’à Rachel ; hier, à cette heure-ci, il ne la connaissait pas encore ; et, maintenant, elle occupait chaque minute de sa vie.
Son exaltation contrastait avec les sentiments qui animaient Jacques, après cette paisible journée, et surtout à cet instant, sur ce chemin, au seuil de cette visite dont la pensée éveillait en lui une changeante émotion, assez semblable, par moments, à de l’espérance. Il marchait à côté d’Antoine ; il se sentait mécontent, soupçonneux ; il éprouvait ce soir contre son frère une prévention instinctive, qui ne s’exprimait pas, mais qui le murait dans une sorte de silence, bien que la conversation entre eux fût amicale autant qu’à l’ordinaire. En réalité, ils jetaient devant eux des mots, des phrases, des sourires, comme deux adversaires jetteraient des pelletées de terre afin d’élever un retranchement entre deux positions. Ils n’étaient, ni l’un ni l’autre, dupes de cette manoeuvre. La fraternité créait en eux une telle sensibilité qu’ils ne parvenaient plus rien à se cacher d’important. Une simple intonation d’Antoine vantant le parfum d’un tilleul tardif - qui venait de lui rappeler en secret l’odorante chevelure de Rachel - sans précisément renseigner Jacques, lui en disait pourtant presque aussi long qu’une confidence. Et il ne fut guère surpris lorsqu’Antoine, cédant à son obsession, lui saisit le bras, et, l’entraînant d’un pas plus rapide, se mit à lui conter son étrange veillée et tout ce qui s’en était suivi.
Le ton d’Antoine, son rire, son attitude d’homme fait, certains détails trop crus qui contrastaient avec son habituelle réserve d’aîné, provoquaient chez Jacques un malaise tout nouveau. Il faisait bonne contenance, il sourait, approuvait de la tête ; mais il souffrait. Il en voulait à son frère de lui causer cette souffrance ; il ne pardonnait pas à Antoine cette désapprobation qu’Antoine lui-même venait de susciter. Et, plus l’autre lui laissait entrevoir l’état d’ivresse dans lequel il avait vécu depuis douze heures, plus Jacques se réfugiait dans une résistance hautaine et sentait croître en lui une soif de pureté. Lorsqu’Antoine, parlant de son après-midi, se permit les mots « journée d’amour », Jacques eut un tel sursaut qu’il ne put le réprimer et qu’il se révolta :
- « Ah non, Antoine, non ! L’amour c’est autre chose que ça ! »
Antoine sourit, non sans fatuité ; et, surpris malgré tout, se tut.
En fait, c'est la femme qui mène l'affaire. Le compte en banque est resté à son nom. Quand elle parle de son mari et du Bavarois, elle dit : "mes hommes", comme un caporal.
Dans chacune des deux chambres de la maison, il y a un grand lit.
Mme Loutre couche dans l'un, et son fils, dans l'autre. Mais on n'a jamais su lequel des deux "hommes" partage le lit de l'enfant, ni si c'est toujours le même.
Dans un ménage, quand on s’entend bien, qu’on a très longtemps vécu ensemble, qu’on s’est usé l’un près de l’autre, on se sent liés par des sentiments profonds, une espèce d’entente sans explication, intérieure, inconsciente, et qui ne ressemble à rien d’autre, n’est-ce pas ? C’est ça qui fait un couple.