Les lectures d'Alexandra Lemasson sur Des mots de minuit.
Vous pouvez vous abonner à notre chaîne et activer la petite cloche pour ne rater aucune vidéo !
A B O N N E Z V O U S : https://culturebox.francetvinfo.fr/des-mots-de-minuit/
F A C E B O O K : https://www.facebook.com/desmotsdeminuit.fr/
T W I T T E R : @desmotsdeminuit
Je n'arrive plus à me concentrer, ma mémoire me joue des tours, ma confusion s'aggrave. Pourtant, au sein de ce chaos, une certitude grandit : j'y vois clair.
Je n'ai même jamais atteint un tel degré de lucidité. A ce stade, c'est intolérable. Je ne tiendrai pas longtemps ainsi. Assise au bord du précipice les yeux ouverts, de jour comme de nuit. Je regarde les biens-portants et me dis que la seule différence entre eux et moi c'est leur faculté à oublier la tragédie de l'existence. Je vivais insouciante, je m'étiole parce que trop consciente. Aujourd'hui, je sais ce qu'on attend de moi. Que je reconnaisse et admette enfin ma maladie pour qu'on puisse me ranger dans une catégorie clairement définie. Quand je serai bien tranquille dans ma petite boîte, on me mettra une étiquette, on refermera le couvercle et m'on m'enverra dans une clinique d'où je ressortirai quand je le pourrai. Affaire classée.
Le pire, c'est de ne pas savoir ce que j'ai. Si j'avais un mot à ma disposition je crois que ça irait mieux. Je saurais de quoi je souffre et ça suffirait sans doute à me soulager. Si j'avais la grippe par exemple, je pourrais dire : J'ai la grippe.
Les gens verraient tout de suite de quoi je veux parler et trouveraient les mots pour me réconforter. Là, qu'est-ce que je peux dire ? Je ne sais pas quoi dire.
Hormis que je suis fatiguée, ce qui pour les autres finit par être fatigant. Au début bien sûr tout le monde comprenait et tentait de m'encourager. Ce n'était qu'une question de semaines, un mauvais moment à passer, je n'avais pas de raison de m'inquiéter. Le moment a fini par passer mais le mauvais est resté.
Misérable, j'observe ce monde auquel je sais pourtant que j'appartenais.
Celui des biens-portants pour qui chaque journée est clairement balisée.
Ceux qui iront de rendez-vous en rendez-vous, ne s'arrêteront que pour déjeuner à la hâte dans des endroits bruyants et enfumés où je ne peux plus m'aventurer.
Puis ils rejoindront des bureaux et ne craindront pas d'engager des conversations avec d'autres gens qui les comprendront. Et le soir venu ils regarderont d'un air satisfait des agendas où ils consigneront tout ce qu'ils ont fait durant leur journée.
Ma vie devait s'écrire au présent. A y regarder de près c'est un temps très intéressant que les biens-portants négligent trop souvent. Ils n'ont d'yeux que pour le futur, un temps tyrannique, qui finit par les aveugler. A force de se projeter, ils en oublient l'essentiel : le présent, auquel je consacre désormais l'essentiel de mon temps. Ça n'a l'air de rien, d'autant que je ne fais presque plus rien, mais même là c'est plus compliqué qu'il n'y paraît.
Il faut de tout pour faire un monde, dit-elle en rajustant son collier assorti à ses dents. Je regarde ses mains manucurées, sa montre Cartier et ses cheveux fraîchement lavés, et je pense que le monde est mal fait. Je voudrais qu'elle soit à ma place l'espace d'un instant pour que disparaisse de son visage cette expression de contentement. Elle se sait du bon côté mais la frontière est poreuse. On ne s'aperçoit de rien et soudain plus rien n'est comme avant. Elle le sait mais affecte de l'ignorer. Dans son métier, la moindre faille pourrait être fatale.
Autrefois je n'avais aucun problème particulier : parler m'était familier. Aujourd'hui j'ai l'impression de ne plus savoir comment on fait. Les mots me deviennent étrangers
Avant il y avait cette phrase que je répétais à tout bout de champ : "Quand on veut, on peut". Quelle arrogance ! Quelle ignorance ! Comme j'avais pu me tromper ! Je voulais mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais plus. Je n'y pouvais rien.
Ce qui ne te tue pas te rend plus fort, disait Nietzsche. Ce qui ne te tue pas te fragilise, mais de cette fragilité tu tireras ta force et tes livres, pourrait écrire Virginia Woolf.
Elle me parle d'un endroit où je vais pouvoir me reposer. Que j'aurais pu éviter si j'avais été plus raisonnable. Je me demande laquelle de nous deux l'est le moins. Elle, de me parler comme à une demeurée. Moi, d'écouter ces mots qu'elle ressert à longueur de journée. La compassion ? Elle n'a aucune idée de ce que c'est. Un fruit exotique sans doute. Elle n'y a jamais goûté. Elle devrait :
c'est bon pour la santé. Son fond de commerce à elle c'est l'efficacité. Elle dit qu'elle n'a pas de temps à perdre. J'en conclus que le mien est compté. J'arrive à échéance. Pour me défendre et tenter d'en gagner je fais allusion à mon livre, histoire de montrer que je n'ai pas toujours été cette demeurée qui tremble de la tête aux pieds. Son oeil s'allume. La littérature, elle trouve ça chic. Mais les auteurs c'est une autre paire de manches. Je me demande de qui elle parle. J'ai juste écrit un livre.
Si elle me parle c'est uniquement en vue d'établir son diagnostic. Soudain dispendieuse elle me demande comment j'en suis arrivée là. Je sors de mon sac une feuille de papier où tout a été noté depuis les premiers symptômes.
Mes mains tremblent si fort que je n'arrive pas à la déplier. J'ai honte d'être ce que je suis. Elle se repaît d'être ce qu'elle est. Devant ma triste pantomime elle opine de l'air de celle qui connaît la musique. Quand je me décide enfin à lui parler, il y a longtemps qu'elle ne m'écoute plus. Ses yeux furètent de mes mains à mes joues, cherchant la confirmation de ce dont elle n'a jamais douté. Bonne à enfermer.