Encore un mariage qui avait commencé par une salle des fêtes, et se terminait par une sale défaite
Vestige recloisonné du riche passé de la vénérable banque Geoffroy-Dornan, fondée en 1883 par le négociant et armateur bordelais dont elle porte le patronyme, le bureau que rabaisse un faux plafond est étriqué et triste. Il ressemble à son hôte, un quinquagénaire décharné court sur pattes au teint bilieux, précocement vieilli : Alexis Barrois, le redouté directeur du recouvrement.
Irrité par Farrivée tardive du convoqué qu’il accueille, le petit homme cloue d’étonnants yeux bleu roi sur les iris bruns aux globes saillants qui, un peu hagards, flottent dans le vague, une tête au-dessus du crâne du banquier, aux rares cheveux autrefois blonds.
- Vous êtes en retard, monsieur. Il a vraiment une tronche de créance douteuse. Moran me pompe l’air à nous envoyer des abrutis pareils.
Trentenaire, doux rêveur à la face ronde et blême, Laurent Dubreuil a rosi, tel un enfant pris en faute. Je l ’ai fichu en rogne, c'est ma chance habituelle, ça.
- Je m’excuse, j’ai eu beaucoup de mal à me garer. Depuis qu’avec les travaux du tramway ils ont supprimé le parking des Quinconces...
- Vous avez plus de mille places sur les quais.
Sur le coup de 1 h 37, un répugnant et tonitruant effort venu du tréfonds d’un estomac, suivi d’un ample jaillissement aux sons mats de mouillure écœurante, réveille Hugo en sursaut.
- Qu’est-ce qui t’arrive ?!
Il allume précipitamment sa lampe de chevet. Putain! mon dessus-de-lit! Et ma manche! Je peux me changer. Péniblement appuyée sur le coude gauche, haletante, Valérie vient de vomir tripes et boyaux au milieu du
couvre-pieds.
Hugo la devine prête à récidiver; il se lève d’un bond.
- Tourne-toi de l’autre côté! Sur le parquet, ça fera moins de dégâts! Je vais te chercher une bassine!
Quand elle expulse un deuxième arrivage, sans avoir eu le temps de suivre la consigne, l’ordonnateur a déjà quitté la pièce, parti à la quête de l’ustensile adéquat.
Pantelante, l’œil vitreux, Valérie geint en cherchant le bord de sa couche. Qu'est-ce qui m’arrive ?... Soudain tout lui revient. Oh! non! Ils ont tué Laurent Dubreuil.
Joël les a vus. Ils roulent dans un Nissan Patrol violet... Bon sang de sort ! Même mon suicide, je ne suis pas fichue de le réussir. J ’en ai trop pris d’un coup. Pourquoi je suis allée me fourrer dans cette merde ? Et, maintenant, me voilà pleine de vomi. Je pue l... Et j'ai pas un brin de force... Oh, j'empeste l... Qu’est-c'e que j'ai fait au bon Dieu ? Pourquoi je pense ça, alors que je crois pas ?
- C’est-à-dire que...
- Ne perdons pas notre temps. Asseyez-vous. J ’ai un après-midi chargé. Nous allons faire court.
- Oui, oui, bien sûr. Il va rien vouloir savoir.
L'admonesté remonte machinalement une mèche rebelle noir corbeau et trimballe son quintal jusqu’à une chaise en acier chromé et sangles de robuste cuir marron sur laquelle il s’affaisse avec mélancolie. Quant à l’atrabilaire, il achève de contourner un sinistre bureau d’ébène menuisé dans les grumes importées jadis par le fondateur et s’assied sur le rebord du fauteuil directorial assorti aux deux sièges pour visiteurs.
Il n’a pas quitté le lourdaud du regard.
Raide, semblant tirer de toutes ses forces sur les trente-trois vertèbres de sa colonne pour gagner le demi-centimètre lui conférant l’aptitude à dominer quelle que soit la taille du challenger, le chef du contentieux passe à l'attaque.
- Monsieur Dubreuil, la banque Geoffroy-Dornan n’est pas satisfaite.
- Je comprends mais l’été a été très chaud et...
- Et il a fait fondre votre compte ?
Sur ce logi-ciel faramineux, notre destin est écrit certes, mais au sens où on peut l'entendre pour un programme informatique. Nos choix d'orientation, nos options y sont multiples. On peut à chaque instant changer le sens de notre avenir. Il n'y a pas une fin écrite, mais de nombreuses fins possibles
Elle n’a pas le temps d’esquisser l’ombre d’une réponse à la question, une vaste giclée fuse par gosier et narines en déclenchant une toux caverneuse qui l'amène à deux doigts de la détresse respiratoire.
C’est alors que revient, nanti des premiers secours ménagers, son « petit ami à temps partiel» - peut-être plus à la Saint-Valentin, si, à cette fichue date qu’elle a elle-même fixée, elle veut bien accepter sa demande en
mariage.
- Tu te tiens une sacrée gastro, ma Valou. Tu veux que j’appelle un toubib ?
D’une voix moribonde, elle repousse l’offre, tout en reluquant d’un œil inquiet les déjections que, sans rechigner, le substitut du procureur de la République de Bordeaux s’est mis en charge de transférer, de ses doigts
rosés un peu trop gras, du couvre-pieds à la cuvette en plastique.
Paie-toi ma tête ! T'es le plus fort !
Barrois a ironisé sans un sourire, donnant l’impression d’accuser son vis-à-vis de mensonge. Pourtant, il ne peut l’ignorer : en trois semaines, la canicule a fait plus de cadavres que deux années d’accidents de la route. Un
terrifiant record hissant, en ce domaine, la France au rang des nations industrielles qu’elle affectionne tant : le premier. Une trace de cendre indélébile au front des gestionnaires de l'Etat.
Laurent Dubreuil a viré du rose au cramoisi.
- Y a un climatiseur dans votre bureau! Sur les chantiers, j’en ai jamais vu!
.... Air bonasse mais résistant.
Il va voir... Il va comprendre.
Ce que Valérie redoute ne tarde pas à se produire. Une foule de petites barrettes de Lexomil, que l’irrésistible pulsion venue de ses entrailles a éparpillées, est rameutée par le balayage de l’éponge sur laquelle elle vient se coller en un feston laiteux.
L’ornement est insolite parmi les déchets désagrégés d'escalope viennoise et de gratin dauphinois imbibés de pessac-léognan, tous excellents produits dégustés la veille au soir chez Patrick Lataste, son critiqué père. Ça y est... Il a vu.
La fierté est un sentiment puéril… Je… J’admets difficilement le mot « fierté »… Quand on est un enfant, ça se justifie d’être fier de son joli costume, d’être fier de sa super console de jeu, de son superbe vélo ! Mais, quand on a mon âge, être fier de tel ou tel objet, ou de tel ou tel être que l’on aime, je trouve ça stupide !…