Tandis qu'elle remettait l'échelle à côté du vélo, elle réfléchit au sens du mot "magie". La magie, ce n'était pas de faire apparaître des choses à partir de rien. N'importent quel amateur en était capable. La magie, c'était de faire disparaître le réel. Le supprimer de l'existence. Se retourner contre Dieu.
Madhu savait parfaitement ce que voyait l'homme quand il la regardait Elle n'avait pas besoin de miroir. Elle se voyait tous les jours dans les yeux des autres, et cet homme ne lui révélait rien de nouveau. Elle était une gêne, un parasite. Si l'homme avait eu une bombe insecticide sous la main, il l'en aurait aspergée, puis l'aurait regardée se tortiller sur le sol, s'agiter en convulsions grinçantes, jusqu'à ce quelle cesse de bouger.
Si Madhu dans une autre vie revenait un jour sur terre, ce serait sous forme de guide touristique à Bombay, et son père et sa mère le sauraient dès le début parce que, à la seconde où elle descendait des nuages, glisserait dans l'utérus de sa mère et en ressortirait, elle commencerait à parler, et ses premiers mots désigneraient cette cage à ciel ouvert, cette plaie béante dans la ville, et alors que les docteurs, les infirmières, les aides-soignants, tout le monde se rassemblerait autour d'elle, elle annoncerait avec l'aplomb et la magnificence d'un dompteur de lions : Bienvenue dans la Cage. Bienvenue à Kamathipura.
Quand Madhu allait encore à l'école, quand elle portait encore un uniforme de garçon, elle avait entendu l'histoire d'un triangle quelque part, loin, et de gens qui se faisaient aspirer dedans puis envoyer dans un autre monde. Le quartier rouge, c'est exactement pareil. La plupart des prostituées avaient été forcées d'atterrir là, quelques-unes étaient venues de leur plein-gré, mais toutes s'étaient perdues dans ce trou noir. Il vous dépouillait progressivement jusqu'à vous réduire à une créature sans nom, sans passé, incapable de trouver la sortie.
A Kamathipura, un colis mourait deux fois.
La première mort c'était l'ouverture. La seconde mort, plus douloureuse, c'était lorsque le colis comprenait qu'il avait été vendu par sa propre famille.
Désormais, Chamdi sait qu'il n'a pas besoin de lui fournir la moindre explication : sa main, qui broie celle de Guddi, suffit à le trahir. (...) Soudain elle se met à trembler à son tour, et elle lui serre la main plus fort, comme si elle aussi avait une bombe de douleur à l'intérieur, une bombe qui venait d'exploser.
Madhu rampa pour échapper à des coups supplémentaires. Pendant l'heure qu'il passa ensuite tapi sous un buisson, il apprit une leçon très importante. Il ne marcherait plus jamais la tête haute, ne se ferait plus jamais d'amis comme s'en faisaient les garçons normaux. Il avait été envoyé sur cette planète pour ramper, pour se mêler aux vers et aux herbes, et quand il brûlerait d'avoir de la compagnie ou du soutien de la part du monde extérieur, seul un chien errant se montrerait, comme ce jour-là, pour lever la jambe et arroser ce buisson de quelque chose d'acide et de piquant, préparant ainsi Madhu à l'odeur qu'exhalerait son avenir.
Certaines relations duraient une vie entière. Les siennes dureraient le temps d'un film. Parfois, la vie vous offrait une version amoindrie de vos rêves. Elle choisit de la saisir.
Il ne traitait pas son trou de cul comme une boîte à réclamations dans laquelle déverser toute sa fureur et ses échecs, contrairement à la plupart des hommes.
Elle est la mère de tous, [...]. Les rêveurs, les perdants, les rejetés, les beaux et les affreux, les culs-de-jatte, les sans-le-sou, les fuyards, les oubliés - elle les accepte tous et réclame seulement une chose en échange, une chose que tu dois absolument savoir pour qu'elle veuille bien de toi.
- Quoi donc ? avait demandé Lalu.
- Des tripes. Bombay veux tes entrailles.