Pour échapper à la nostalgie que lui provoquait déjà ce présent, Klement confia au Dr Denis qu'à Berlin, il avait un chauffeur qui, chaque fois que le ciel était plus ou moins dégagé, lui disait quand il ne manquait plus que quinze minutes pour le coucher du soleil, de façon à ce qu'il puisse monter dans la Mercedes, arriver en dix minutes à son mirador de prédilection et profiter du spectacle rouge vif.
- Cinq minutes, tout seul, en paix. Savez-vous ce que valait cette jouissance silencieuse en plein milieu de la guerre?
(traduction depuis le texte original p.69, éd. Seix Barral, 2020)
Berthold Storfer(...). Ce savant du judaïsme lui avait ouvert les yeux au sujet d'un paradoxe intéressant: alors que les nazis considéraient juif toute personne ayant au moins un grand-père de cette race, les juifs eux-mêmes ne prenaient en compte que l'ascendance maternelle (attentifs au fait que l'on sait forcément qui est la mère d'un enfant, mais jamais de façon certaine qui est le père), de sorte que c'étaient les nazis qui multipliaient de façon exponentielle le nombre de leurs ennemis avant de les obliger à émigrer. Klement lui avait expliqué que, même s'il n'était ni l'idéologue et ni même le rédacteur des lois de Nuremberg, il supposait que l'objectif de celles-ci était de purifier la race aryenne à fond, ce à quoi le juif s'était permis de répondre qu'en procédant de la sorte ils péchaient de ce qu'on appelle en linguistique, d'ultra-correction, une erreur aussi grave qu'inutile, qui au cas particulier les amenaient à poursuivre leurs propres compatriotes.
(traduction depuis le texte original pp. 108, 109, éd. Seix Barral, 2020
Il n'y avait pas pire conseillère que la peur irrationnelle, ce qu'ici ils appelaient tendrement une corazonada : en pensant échapper à un danger, on finit par grimper sur ses genoux.
Ils finirent de fumer en silence. Les grands pactes se scellent sans mots.
(traduction depuis le texte original p.54, éd. Seix Barral, 2020)
La Oma est arrivée tellement tard à Auschwitz qu'on ne lui a pas tatoué le fameux numéro sur le bras, mais en échange, elle n'a pas loupé l'évacuation à pied, l'une des si nombreuses marches de la mort à laquelle – pour la plus grande satisfaction d'Eichmann et de tous ceux qui pensent que le nombre de ces marches n'est que de la propagande judaïque – elle a eu la chance de survivre. Son dernier travail non rémunéré a été d'empiler des cadavres dans le camp de concentration de Bergen-Belsen, jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus et qu'elle se couche elle-même sur le tas pour se laisser mourir. Elle a toujours voulu savoir le nom du soldat américain qui s'est aperçu qu'elle respirait encore et qui l'a sauvée.
Avec amertume, il repensa qu'ils avaient eu beau projeter de durer mille ans, ils n'étaient même pas parvenus à s'approprier une seule date.
[ il se rappelait] cette prisonnière qui lui avait demandé des nouvelles de son mari, l'un des chefs du conseil des anciens, et Clément de lui répondre qu'il allait très bien et qu'il lui remettrait avec plaisir une lettre de sa part. Quiconque ayant vu l'expression de joie de cette femme en acceptant sa proposition aurait compris
que la perversité, la vraie perversité gratuite, aurait été de lui dire que son
mari venait d'être gazé à quelques mètres de l'endroit où ils se trouvaient. Il avait dû
arriver la même chose au docteur Gregor, avec ses expériences sur les jumeaux qu'il était devenu de bon ton de qualifier d'inhumaines, alors que la véritable inhumanité aurait été pour un chercheur de ne pas profiter d'une chance qui lui avait été donnée d'apporter son grain de
sel au progrès de la science.
- Alors comment le décrivez-vous ?
- Je ne sais pas. Comme un médiocre qui a réussi. Un taré assez vif. Un complexé assoiffé de vengeance. Un antisémite théorique mais sans manuel d'instruction. Un étron qui a appris à cacher son odeur. Un fanatique vaincu par l’égoïsme. Un cynique sentimental. Un courageux de la lâcheté. Un pauvre type riche en malveillance. Un assassin timide. Un malchanceux que la chance a accompagné trop longtemps.
"Voilà plusieurs jours que nous avons trop de travail, plusieurs semaines, des mois. Celui-ci me prend toutes mes forces. A tel point que, de temps en temps, et parfois pour une longue durée, j'ai l'impression de sentir disparaitre au fond de moi tout désir de donner un sens à ma vie. Buber ne parvient même plus à m'émouvoir et j'ai même laissé tomber la correspondance que nous entretenions. Ce n'est vraiment pas bon signe." P71
La seule chose qu'il regrettait, poursuivit-il, était de ne pas avoir pu finir son travail. S'ils avaient vraiment tué ces dix millions trois cent mille Juifs figurant dans le rapport que Korherr avait écrit pour Himmler en 1943, alors on aurait pu dire qu'ils avaient évité aux générations futures de le faire, elles qui seraient nées dans une Europe purifiée à jamais de ces sangsues apatrides. Hélas, cet objectif n'avait pas été atteint, parce qu'ils luttaient contre un ennemi que les milliers d'années d'instruction et d'entraînement avaient rendu intellectuellement supérieur.